Vivre à Cluj


Vivre à Cluj
Cluj. Photo: Ana Maria Catalina (wikipedia).
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Cluj. Photo: Ana Maria Catalina (wikipedia).

Quel est à Cluj l’antagonisme qui met les choses en perspective, qui donne le ton à la vie culturelle ? Est-ce la vieille rivalité entre les Hongrois et les Roumains, dans cette ville de Roumanie, ancienne capitale de la Transylvanie,  qui porte aussi le nom hongrois de Kolozsvár ? Pas sûr. Est-ce, de manière plus classique la concurrence entre les anciens et les modernes ? On se rapproche, on brûle : à Cluj se déroule une lutte littéraire sans merci. Quelle ville d’Europe peut s’enorgueillir d’être le lieu de luttes littéraires ?

Deux lieux, deux symboles pour cet affrontement : le Café Bulgakov et Insomnia. D’un côté, Bulgakov, il paraît, s’est embourgeoisé. Naguère haut lieu des performances en tout genre, on continue à y donner des lectures de poésie avant-gardiste, mais le monde de la télévision y a aussi établi ses quartiers. On voit des speakerines, souvent pressées, qui n’ont pas le temps de se démaquiller. On aperçoit ça et là des caméras.  Au Café Bulgakov ont aussi lieu des prédications de Carême. Parenthèse : en Roumanie, on prend les Pâques au sérieux. Si les protestants (hongrois) n’ont pas coutume de faire maigre, la bienveillante bonhommie de la religion orthodoxe des Roumains s’affirme jusque sur la carte des restaurants qui proposent aux quatre temps de l’année une large variété de plats de Carême (de la cuisine vegan sans prétention ni complexe et parfaitement locale). Quant aux catholiques (hongrois ou roumains), ils choisissent leur camp selon leurs goûts.

À la page d’accueil d’Insomnia, sur Internet, un paragraphe s’achève sur une « paraphrase ultra-libertine d’après un certain Heidegger ». À Insomnia, c’est la poésie pure qui règne. Ainsi que quelques aventuriers professionnels à la croisée du Salaire de la peur et d’Un Américain à Paris. Passée une certaine heure, des jeunes gens improvisent des vers en diverses langues. Insomnia se trouve au premier étage d’un bel immeuble décati du centre-ville. Il faut pénétrer par un large porche un peu borgne puis prendre un escalier à droite, sans aucune indication, et enfin déboucher dans une rangée de salles en désordre et enfumées, aux couleurs chatoyantes, comme dans un tripot du temps de la prohibition transformé en caravansérail.

On dit que la Transylvanie est à la croisée de l’Orient et de l’Occident (ce qui est vrai). On peut aussi dire que Cluj est au centre du monde (ce qui est aussi vrai). Insomnia contre Café Bulgakov. Est-ce une tempête dans un verre d’eau  ou, pour être précis, dans une cuvette géologique au centre des Carpathes. ?

Dehors, la vie suit son cours. Les drapeaux bleu-jaune-rouge sont pavoisés sur les bâtiments publics, parfois aussi grands qu’une affiche publicitaire de Danone ou Phillips. C’est la fête ? Il faut dire que l’on se situe entre le 1er décembre et le 24 janvier. Deux fêtes nationales roumaines. Faudrait-il vraiment descendre les drapeaux et les remonter à peine un mois et demi plus tard ?

Bulgakov, longtemps centré sur le nombril hongrois, s’ouvre à la clientèle roumaine. Business is business. À quelques pas de là se trouve le café Meron, parfaitement roumain, où de jeunes serveuses avenantes ont la bonté de passer la serpillère derrière vous dès que l’on a franchi la porte. Un rayon de littérature permet de lire, entre deux cafelutze, Hemingway, Camus ou D’Annunzio chacun dans sa langue respective.

Cluj donne au promeneur la même sensation d’intimité que Ljubljana. Sous chaque fenêtre, on entend un piano qui fait des gammes, une cantatrice qui entraîne sa voix. Ces exercices tenaces et sans prétention font finalement plus d’effet qu’une mélodie, même bien jouée. Ici, on travaille. L’ambition de tout artiste sincère est de s’améliorer toujours. Dans un vieux théâtre vide, le matin, j’ai vu un joueur de contrebasse qui soudain entonna quelques rimes d’une voix de basse qui faisait trembler son propre instrument. Il eut la gentillesse de laisser un jeune garçon de passage déclamer sur la scène des vers de Rainer Maria Rilke.

Et tout autour, encore, les vies suivent leurs cours. Entre la ville et la campagne, la gare ferroviaire joue le rôle d’antichambre. À la gare se côtoient le monde ancien et le monde nouveau. Il y a d’un côté le buffet moderne, au bar à la fois pratique et accueillant, aux tons doux et boisés, offrant aux voyageurs des capuccino et toutes sortes de viennoiseries internationales, formules petits déjeuners et tout ce que l’on veut. De l’autre, le buffet d’autrefois toujours accolé à la salle d’attente, fait de bric et de broc, d’armoires réfrigérées à moitié allumées, de marchandises diverses et criardes étalées sur le sol carrelé. Les WC de la gare se trouvent à deux pas. Pour ainsi dire, on passe du buffet au WC sans même s’en rendre compte.

Au buffet d’autrefois, vers minuit, on peut voir un paysan ivre chaussé des traditionnels semelles en vieux pneus liés par une corde, portant le vieux baluchon double noué sur l’épaule, qui fait la nique à la police venue pour le déloger car il fait du tapage.

Autrefois, il n’aurait pas fait la nique à la police. La vie suit son cours mais les temps changent.



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