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Vive la philo pour les minots !


Vive la philo pour les minots !
photo : philipbouchard
photo : philipbouchard

Chère Isabelle,
Est-ce l’âge venant, mais ne voyez nul paternalisme dans cette remarque, j’aurais peut-être réagi comme vous, il y a encore dix ans, à propos de cette affaire de la philosophie appliquée aux tout-petits. Je comprends bien votre perspective, c’est presque trop beau, cette idée que l’on croirait inventée par Philippe Muray.

Petit philosophe sauvage et inquiet

Mais plusieurs choses me gênent dans votre analyse. D’abord, je ne vois pas pourquoi la transmission des savoirs exclurait une initiation précoce non pas à la philosophie mais à sa démarche de questionnement. Vous faites d’ailleurs de l’ironie un peu facile en citant le nom des grands philosophes comme si on allait parler aux bambins de Hegel entre deux « Princes fourrés ». Quoi que l’on pense de ce projet, un professeur d’arts plastiques peut très bien jouer le rôle de maïeuticien pour les petits qui ne sont pas les moins soucieux, malgré leur jeune âge, du monde qui les entoure et de sa violence protéiforme perçue, tout comme chez les adultes d’ailleurs, comme irrationnelle.

Tout parent qui s’est posé le dilemme de savoir si oui ou non on disait à l’enfant que grand-mère était morte, si oui ou non on parlait d’un départ au Ciel, d’un voyage d’affaires, si on l’emmenait à l’enterrement ou si l’on restait dans le vague, comprend assez vite qu’il est confronté à un petit philosophe sauvage et inquiet, qui cherche désespérément auprès des « grands » une rationalisation et une réponse impossible à ce qu’il ressent comme un scandale métaphysique.

Que ce type d’inquiétude, de questionnement soit en quelque sorte mutualisé ou socialisé dans une classe de maternelle, fasse débat même sous forme de babil, ne me choque pas plus que ça. Ce qui me choquerait éventuellement, c’est que ce dispositif soit un pur gadget qui, comme tous les gadgets mis en place par la fraction pédagogiste maintenue de l’Education nationale, se révèle en fait le cache-misère d’un désinvestissement de l’Etat dans la solarisation des tout-petits.

Et même dans ce cas, il n’est pas certain qu’au bout du compte, il n’en resterait pas quelque chose. Ou alors il vous faut admettre qu’il n’y a aucune raison non plus d’amener votre petite dernière aux bébés nageurs sous prétexte qu’elle ne sera jamais Laure Manaudou. Les bébés nageurs se donnent des chances supplémentaires d’être physiquement bien dans leur peau pour l’avenir sans qu’il y ait pour autant de garantie sur facture. Pourquoi ne pas admettre que les élèves des maternelles philosophantes, en se baignant dans quelques grandes questions, ne perdent rien de ce qu’on doit leur transmettre tout en se donnant, elles aussi, des chances d’être bien dans leur peau mais cette fois-ci dans leur peau « philosophique. »

Vous présentez également, Isabelle, cette initiative comme « maternante » et inconsciemment rousseauiste. Je crois au contraire qu’elle est profondément anti-rousseauiste, sur le plan pédagogique tout au moins, et peut-être à l’insu de ses concepteurs eux-mêmes.

Freud est en effet passé par là et l’enfant ayant acquis au passage du maître viennois une sexualité, il a aussi acquis les pulsions de mort qui vont avec. Il est amusant, à ce propos, de comparer deux romans racontant la même histoire avant et après Freud. Deux ans de vacances de Jules Verne présente une auto-organisation utopiste d’enfants livrés à eux-mêmes sur une ile déserte, loin de la société corruptrice. Dans Sa Majesté des mouches, William Golding suit un cours hélas plus réaliste : les enfants se comportent en sauvages, laissent libres cours à leurs instincts sadiques et sombrent dans la pensée magique d’une religiosité féroce.

Il faut avoir vu des enfants de maternelle, dans une cour, leur méchanceté, l’ostracisation instinctive du copain handicapé qui n’est accepté que si les enfants ont entendu auparavant un discours précis sur le trisomique ou l’aveugle qu’on accueille en classe. Et là, c’est la civilisation qui polit, le discours qui arrondit les angles, la raison humaniste qui est à l’œuvre. Bref, c’est déjà la philosophie.
Et vous moquez Isabelle cette enseignante qui laisse dire une « absurdité » et cette absurdité, c’est « La liberté, c’est faire ce qu’on veut. » Mais ce n’est pas une absurdité, pourtant, puisque c’est à peu près la conception de la liberté qui règne partout dans nos sociétés, nos économies, notre rapport à l’autre, qu’on soit trader, multidivorcé, contribuable en exil fiscal ou groupe de rap hardcore. Pour être un enfant de trois ans, on n’en est pas moins déjà surdéterminé par son temps ou son appartenance de classe.

La simple prise de conscience de ces déterminismes, c’est déjà ce que Spinoza appelait, lui, la liberté. Et au moment du goûter quand vous coupez un gâteau ou une tarte, vous verrez si l’enfant de trois ans ne comprend pas très vite ce que Badiou explique dans L’hypothèse communiste, à savoir qu’il faut maintenant « libérer la liberté par l’égalité » si l’on veut avoir une petite chance de s’émanciper.
Oui, décidément l’idée que ce soit l’école qui se charge le plus tôt possible de cette démarche émancipatrice ne me semble pas mériter une telle dureté de votre part. Il faut purger bébé, disait Feydeau. Il avait raison. Mais il faut aussi le philosopher.
Car ça aussi, c’est bon pour la santé.



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