Au lendemain de la révolution d’Octobre, Chagall, Lissitzsky, Malevitch ont conflué vers une petite ville de l’actuelle Biélorussie. A Vitebsk, de 1918-1922 ces peintres d’avant-garde créent une école artistique aussi diverse qu’éphémère. Jusqu’au 16 juillet, le Centre Pompidou leur consacre une magnifique exposition.
Où diable se trouve Vitebsk ? Assurément, loin des grandes villes européennes – Paris, Berlin, Munich, Londres – que l’on associe naturellement à l’histoire de l’art moderne. Mais encore ? Quelque part à l’Est, en Russie peut-être, sinon en Ukraine. Après tout, peu importe. Vite redevenu ce qu’il était depuis toujours, à savoir un bourg provincial, quoique désormais situé en Biélorussie, Vitebsk a eu droit à son quart d’heure de célébrité. Autant dire que, plus que le nom d’un lieu géographique, Vitebsk est celui d’un moment artistique, qui a duré ici entre 1918 et 1922. Le Centre Pompidou le rappelle à travers une exposition audacieuse et intelligente, rassemblant une trentaine d’artistes de l’avant-garde russe qui ont songé, dans l’effervescence postrévolutionnaire, à « apporter au monde de nouvelles choses ». Zola n’a pas eu d’autres rêves quand il écrivait « sur l’art » dans L’Événement, en 1866 : « Je veux qu’on fasse de la vie, moi ; je veux qu’on soit vivant, qu’on crée à nouveau, en dehors de tout, selon ses propres yeux et son propre tempérament. Ce que je cherche avant tout dans un tableau, c’est un homme et non pas un tableau. »
Et Chagall créa l’Ecole populaire de l’art
Vitebsk était l’affaire non pas d’un seul homme mais de trois : Marc Chagall, El Lissitzky et Kazimir Malevitch. C’est Chagall qui a lancé une École populaire de l’art, ouverte essentiellement aux élèves juifs issus de familles ouvrières, mais Malevitch y a laissé une empreinte plus forte. Sergueï Eisenstein, le génial auteur du Cuirassé Potemkine, en a fait le constat en 1920 pendant sa visite dans la ville parée pour le défilé du 1er mai : « Étrange ville de province. Comme beaucoup de villes de l’Ouest, en briques rouges. Enfumée et triste. Mais cette ville était particulièrement étrange. Dans les rues principales, les briques rouges étaient recouvertes de peinture blanche. Et sur le fond blanc étaient éparpillés des cercles verts. Des carrés orange. Des rectangles bleus. Le pinceau de Kazimir Malevitch était passé sur ces murs en briques. »
Nous sommes au lendemain de la révolution d’Octobre. L’exposition ouvre par une impressionnante photo de Lénine en train de haranguer l’Armée rouge. Le monde ancien tremble sur ses bases, mais elles tiennent encore. En témoignent les peintures de Chagall, celles les plus connues, qui célèbrent le couple dans une stylistique onirique et folklo, devenue la marque de fabrique de l’artiste : Au-dessus de la ville (1914-1918), La Noce (1911-1912), Double portrait au verre de vin (1917-1918). Attaché à la figuration, fidèle aux métaphores et à la tradition hassidique dont il est issu, Chagall ambitionne d’offrir aux étudiants de son école de Vitebsk un programme éclectique : « Nous pouvons nous permettre le luxe de jouer “avec le feu” et dans nos murs, sont représentés et fonctionnent librement des directions et des ateliers de toutes les tendances – celle de gauche ou “de droite” inclusivement. » La note date du tout début de l’aventure. Depuis Petrograd où il vit en 1917, Chagall se laisse porter par la ferveur révolutionnaire et surtout par la nouvelle loi qui abroge, du moins en théorie, toute discrimination nationale et religieuse. Le voici qui jouit du statut de citoyen russe à part entière. Il en oublie que l’établissement qu’il parvient à inaugurer officiellement le 28 janvier 1919 est abrité par un hôtel particulier confisqué à un banquier juif. Nommé commissaire aux beaux-arts, le peintre ignore que les courants artistiques jugés sans intérêt aux yeux du parti bolchévique seront bientôt évincés. Il est enthousiaste, recrute à tour de bras ses collaborateurs venus d’horizons différents : le traditionaliste Doboujinski et le futuriste Pouni, Vera Ermolaeva, chargée de l’enseignement du cubo-futurisme, El Lissitzky, responsable de l’atelier du graphisme. C’est ce dernier qui fait venir Malevitch, alors coincé avec sa femme enceinte dans une datcha près de Moscou, où la famine sévit déjà. Les classes de l’individualiste et poétique Chagall se vident au profit de la nouvelle célébrité, dont il faut retenir la citation placée en exergue de la préface de son œuvre Suprématisme : 34 dessins : « La peinture est périmée depuis longtemps et le peintre lui-même est un préjugé du passé. »
Le charme de Malevitch
On décrit Malevitch d’une force charismatique, de taille moyenne, solide, avec un visage abîmé par les marques de variole et un fort accent polonais. Un charme qui fait céder Lissitzky, jusque-là sous l’influence de Chagall. Titre explicite s’il en est, son affiche Frappe les blancs avec le coin rouge (1919-1920) symbolise la mainmise des suprématistes sur l’enseignement. La scission au sein de l’école éclate au grand jour, avant de pousser Chagall dehors. Désabusé, fourbu, l’ancien directeur quitte son Vitebsk natal en 1920 et s’installe à Moscou. Depuis les colonnes de la gazette qu’elle édite, l’association des disciples de Malevitch crie à la manière de Christine Angot dans les pages de Libération : « Nous voulons ! Nous voulons, nous voulons, nous voulons. ». Appelé « Ounovis », autrement dit « les affirmateurs du nouveau en art », le collectif se démarque par un carré noir cousu sur la manche de la veste de ses membres, autant que par la rapidité avec laquelle il investit la cité, fidèle au slogan « Les places deviennent nos palettes. » Lissitzky précise : « Le suprématisme va libérer tous ceux qui sont engagés dans l’activité créatrice et faire du monde un véritable modèle de perfection. C’est le modèle que nous attendons de Kazimir Malevitch. Après l’Ancien Testament est venu le Nouveau. Après le Nouveau Testament vient le testament communiste et après le communiste, le testament du suprématisme. » À l’instar de l’opéra futuriste Victoire sur le soleil, créé par Malevitch en 1913 et monté plus tard à Vitebsk, le programme se veut total, sans limites, comme le prouvent les projets exposés, allant des spoutniks cosmiques à l’aménagement urbain. En l’honneur de l’Ounovis, la fille de Malevitch sera baptisée Una. C’est dire qu’il y croit.
De fait l’Ounovis survivra à l’école de Vitebsk. Mais la parenthèse enchantée de Vitebsk prend fin en 1922 en raison des restrictions massives des moyens alloués à l’école. Malevitch s’établit à Petrograd. La première promotion qui sort de l’école en 1922 est aussi la dernière. Il faut remercier le Centre Pompidou de lui avoir redonné vie.
Exposition : « Chagall, Lissitzky, Malevitch : l’avant-garde russe à Vitebsk 1918-1922 », au Centre Pompidou jusqu’au 16 juillet.
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