Loin des yeux de la plupart des féministes occidentaux, des crimes sexuels sont commis en zones de guerre. Longtemps passés sous silence, ils commencent seulement à être l’objet d’une reconnaissance.
Les violences sexuelles en zones de conflit sont une pratique ancienne et répandue. Du rapt des Sabines dans l’antiquité aux conflits actuels, des dictatures et guérillas sud-américaines à celles d’Indonésie, en passant par les guerres civiles en Bosnie, au Rwanda, en République démocratique du Congo (RDC) ou en Syrie, elles n’ont cessé de ravager, punir, détruire, humilier, terroriser, tuer. Longtemps considérées comme un inévitable dommage collatéral des engagements armés, ce n’est qu’assez récemment que les violences sexuelles ont été intégrées aux stratégies de combat et planifiées au sein des états-majors des armées régulières ou des milices.
Bosnie, Rwanda, Irak, Syrie…
Nettoyage ethnique en Bosnie (1992) ou au Rwanda (1994), épuration religieuse et esclavage sexuel dans les zones de djihad (Afghanistan, Algérie, Irak, Syrie entre autres), instrument de terreur politique (Chili sous Pinochet), volonté de soumettre les populations locales à des fins de pillage des richesses économiques en RDC, l’objectif peut différer.
Les méthodes, elles, sont souvent identiques. Viols, viols collectifs, viols en public, viols devant les membres de la famille, viols incestueux forcés par les fils sur leurs mères mais aussi parfois sur leurs pères, viols par des chiens, viols avec des objets, l’abjection ne s’arrête pas là. Quand elles ne visent pas à faire enfanter dans des camps de viols comme en Bosnie ou en zones de djihad et créer ainsi des pouponnières de l’horreur, les violences sexuelles cherchent au contraire à détruire la matrice, à anéantir la capacité à faire des enfants. Pour cela, les mutilations, les coups de couteaux ou les tirs d’armes à feu, l’eau bouillante ou l’acide versés dans les parties génitales sont terriblement efficaces. Pour les auteurs de ces crimes insoutenables, l’ignominie n’a pas de limite. Des nourrissons de 18 mois, des fillettes de quelques années, des femmes, parfois enceintes, et des personnes âgées sont victimes de ces atrocités. En RDC, pour le seul hôpital de Panzi, l’infatigable Dr Denis Mukwege a soigné plus de 40 000 de ces victimes depuis 1999.
Le viol, une arme de destruction massive
Et si elles survivent aux perforations recto-vaginales et aux blessures digestives, quelle vie leur est réservée ? Souvent exclues de leur famille, de leur communauté, rejetées par leur mari, parfois enceintes d’un bébé de la « haine et de la honte », souvent contaminées par une maladie sexuellement transmissible, en proie à de très sévères désordres psychologiques et émotionnels, très souvent incapables de retrouver une vie « normale » et moins encore une vie sexuelle normale, que deviennent ces victimes ?
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Le viol est une torture physique et psychologique, une condamnation à perpétuité, une prison sans barreau. Il détruit la vie de la victime qui, au-delà de ses souffrances physiques et psychologiques propres, devient le symbole du déshonneur et de l’échec pour sa famille et sa communauté qui n’ont pas su la protéger. Ostracisées et présentant de lourdes séquelles, certaines victimes se sentent de surcroît coupables d’avoir survécu. Mais toutes ne survivront pas. Pendant la campagne génocidaire au Rwanda, les victimes qui n’étaient pas exécutées après le viol risquaient fort d’avoir été contaminées par le VIH. Selon une estimation, 70% d’entre elles auraient contracté le sida lors de ces viols. Laissées en vie pour qu’elles contaminent à leur tour leur communauté, les victimes mourraient lentement, en parias. Dans de telles conditions, l’entreprise de nettoyage ethnique par le viol permettait d’éradiquer une partie de la population sans se préoccuper de faire disparaître les traces des charniers. La contamination au VIH est d’ailleurs l’un des fondements des premières condamnations pour crimes de génocide par le viol prononcées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1998.
Le droit international se réveille
Comme c’est tragiquement souvent le cas, l’horreur des conflits permet des avancées majeures en droit international. Les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont ainsi jugé les violences sexuelles comme étant constitutives de crimes de guerre, de génocide ou de crimes contre l’humanité. Autre fait remarquable, des responsables de haut rang, et non plus de simples exécutants, ont été jugés et condamnés. Ainsi Jean-Paul Akayesu, maire de Taba au Rwanda en 1998, Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille et de la Promotion féminine du Rwanda et première femme condamnée pour crime contre l’humanité par un tribunal international en 2011, Hissène Habre, ex-dictateur du Tchad par une formation des Chambres africaines extraordinaires en 2016, ou encore Ratko Mladic, commandant en chef de l’armée serbe de Bosnie, par la Cour pénale internationale en 2017. Toutefois, en dépit des efforts mis en place, les affaires de violences sexuelles portées devant la CPI sont encore trop peu nombreuses comparées au nombre d’actes recensés.
Les juridictions nationales, quant à elles, connaissent plus encore un retard significatif dans l’instruction de ces affaires. Les raisons sont multiples : volonté politique de réconciliation nationales et tentation de passer certains crimes sous silence, corruption endémique, absence d’accompagnement psycho-social et juridique et de mise en place de mesures de protection. Car il en faut du courage pour évoquer ces traumatismes, se souvenir des lieux, des dates, des auteurs, tant dans un cadre thérapeutique qu’afin de constituer un dossier judiciaire solide, rassembler les preuves et permettre à la justice d’avancer, de reconnaître les victimes et de condamner les auteurs.
La guerre au viol
En l’absence de volonté politique et d’éducation, à défaut d’un changement de mentalité sur la place de la femme dont on ne peut plus accepter qu’elle soit considérée encore de nos jours comme inférieure, et enfin en l’absence de justice, les auteurs de ces crimes continueront à bénéficier d’une insupportable impunité et de cette impunité résultera la banalisation, et partant la réitération, des violences sexuelles.
On ne peut que se réjouir de la visibilité croissante depuis quelques années du combat contre le fléau que représentent les violences sexuelles en zone de conflits. Les ONG de terrain comme WWoW ou l’équipe du projet Zero Impunity font un travail remarquable. Les voix fortes comme celles du Dr Denis Mukwege et de Nadia Murad, jeune yézidie rescapée de l’esclavage sexuel de Daech, tous deux co-titulaires du prix Nobel de la Paix 2018, ou de la Haut-Commissaire des Nations unies aux Droits de l’Homme, Navi Pillay, auteur du Rapport sur le Projet Mapping sont indispensables. Mais la prise de conscience doit être à la fois globale et locale, permanente et quotidienne, pour mettre un terme à ces atrocités qui, chaque jour, détruisent des vies. Si les femmes constituent l’immense majorité des victimes, les jeunes garçons et les hommes sont de plus en plus ciblés par les violences sexuelles. Voilà un autre tabou à affronter.
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