L’article porte un titre évocateur et laconique : « Timide jeune meurtrier » et dresse le portrait de Julien Waeyert, vingt-six ans, venu répondre de l’homicide volontaire d’Abdel Hakim Hadad commis en 2013. Après avoir été « la nourrice » (avoir dissimulé chez lui des stupéfiants) d’Hadad, il a brûlé une partie de la marchandise (de crainte de poursuites, et souhaitant « se ranger ») et a tué son collaborateur d’un coup de pioche dans son garage.
On s’attend à un cruel règlement de comptes entre caïds. Une crapule qui tue une autre crapule pour une histoire d’argent. Vous êtes loin du compte. Ce Julien Waeyert n’est autre qu’un « jeune homme effacé », souffrant d’un problème de confiance en lui car sa silhouette était « boulotte » et qui a débuté dans le trafic après le « décès de sa grand-mère », nous dit la journaliste de Sud Ouest. Sortons violons et Kleenex.
La timidité du coup de pioche
D’emblée, précisons une chose. « Julien » n’est pas sujet à quelque maladie mentale. Un comité de « psychiatres » et « d’experts » ne manifeste « pas d’élément pathologiques » bien qu’un expert seulement, tout de même, aille jusqu’à le qualifier de « borderline » – pensez-vous, faut-il être borderline pour tuer quelqu’un à coup de pioche ? Comment expliquer, alors, cette violence, soudaine, incompréhensible, invraisemblable, sauvage ? Et l’auteur de l’article de dresser le portrait de ce jeune perdu, égaré, humilié – et dont on apprend qu’il « s’enferme dans la consommation de stupéfiants » comme la cocaïne à partir de l’âge de douze ans. Mais personne, semble-t-il, ne s’émeut qu’un enfant de douze ans consomme de la cocaïne, phénomène présenté par l’article comme une logique compensation après la mort de sa grand-mère.
Le traitement de cette affaire d’homicide volontaire ne dit pas seulement sur ce journalisme larme-à-l’œil, qui ne se préoccupe guère des victimes mais uniquement des états d’âme des coupables, il dit aussi, et surtout, sur la culture de l’excuse, et ce misérabilisme infantilisant qui multiplie à l’infini le champ lexical de la tristesse. Ainsi l’accusé commence par « laisser tomber quelques larmes », puis « pleure » et enfin « sanglote » avec sa mère, selon les expressions choisies par la journaliste tout au long de ce long torrent lacrymal. Ajoutons qu’il n’est presque jamais désigné sous son nom, mais plutôt sous son prénom, comme pour maintenir l’homme, que l’on ne manque pas de qualifier de manière récurrente de « jeune » (à vingt-six ans, tout de même, on pourrait commencer à accéder à l’âge adulte), irrévocablement dans l’âge puéril. « Julien ». Une fois. Deux fois. Trois fois. Quatre fois. Cinq fois. Six fois. Sept fois.
« Quand on a été humilié pendant des années… »
Ceux qui circonscriront cette affaire à un simple fait divers de presse quotidienne régionale se refusent à voir qu’il s’agit là d’une accommodation ahurissante à une violence endémique, une violence des petits trafics du quotidien, une violence en voie de généralisation car en voie de banalisation, qui imprègne l’ensemble de la société, à laquelle même on ne prête plus attention. Un homme qui a assené coups de pioche, puis de poutre, puis de pelle, avant de mettre le corps dans un sac poubelle et de tenter d’y mettre le feu – et qui, tout naturellement, devant la Cour d’assises, plaide la « timidité », un problème de « confiance en soi », né de railleries sur son poids quand il était adolescent. De tels propos, et la complaisance émotionnelle dans la tonalité de l’article, signent peu à peu l’arrêt de mort du Gorafi et mettent la presse satirique au chômage technique. Un homme accusé de meurtre qui, en toute bonne foi, explique que cela est dû au décès de sa grand-mère et à ses complexes physiques : n’est-ce pas là un produit magique de notre époque ? Quand la présidente lui demande pourquoi il a accepté d’entrer dans le trafic de stupéfiants, sa réponse est sans appel : « Quand on a été humilié pendant des années, avoir le respect de quelques personnes, c’est important. » Et, dans un style au lyrisme tonitruant, la journaliste en remet une couche en terminant son papier par la réaction de la mère de Julien Waeyert. On pourrait avoir une pensée pour la mère endeuillée de la personne assassinée, non, c’est dans la bouche de la mère de l’assassin que nous découvrons ces mots, prononcés dans « un cri d’amour » (sic) : « Je l’aime très fort. »
Ce qui n’a rien de dérisoire suinte pourtant la dérision. La journaliste ne s’étonne pas de cette apparente légèreté, de ces atermoiements larmoyeux, ni même de l’indécence qu’il y a à « déballer sa relation fusionnelle avec sa mère » quand on a tué un homme à coups de pioche – rien de tout cela : elle note seulement un « paradoxe » entre le criminel qu’il fut et le « jeune homme effacé » qui se tient devant elle. Nous faisons face à l’union improbable entre une société de plus en plus insensible et un traitement, une traduction, une réception qui donnent moins dans la sensibilité que dans la sensiblerie. Nous voici enjoints de faire preuve de compassion pour la sauvagerie.
Faits trop divers
Nous n’assistons en aucune manière à un cas de violence démente ou psychiatrique que l’on croirait potentiellement existante en tout être humain quelle que soit la société à laquelle il appartient, à une violence qui, en tout temps, en tout lieu, épisodiquement et marginalement, a pu avoir lieu, et être retranscrite avec assiduité par les mêmes journaux locaux, une violence alors restreinte au milieu, à la pègre, à une poignée de criminels, au grand banditisme, c’est-à-dire à un fonctionnement social particulier et numériquement réduit à peu de gens, aux groupuscules d’actions terroristes en bande organisée (GAL, BVE, Iparretarrak), à la mafia ou même aux trafics de contrebande transfrontalière qui ont cours dans la région depuis l’aube des temps monétaires et commerciaux.
Il s’agit d’une violence qui se déplace comme un poison, comme un venin – dont la défense, en termes d’excuses et de justifications psychanalytiques abracadabrantesques, ne fait même pas rire. Au contraire, elle est prise au sérieux, et nous ferait même pleurer.
Quelques pages plus loin, dans le même numéro, du même journal, un bref article relate un autre jugement, émis par le tribunal correctionnel de Bayonne. Nous apprenons que, dans un quartier tranquille – bien que festif, agité – d’une moyenne ville de province, et alors que nous n’étions qu’en début de soirée (vingt-deux heures), une jeune femme a été frappée au visage parce qu’elle avait refusé de donner une cigarette. Des témoins s’interposent ; la brigade anti-criminalité intervient et essaie, avec difficultés, de contenir l’agresseur, qui résiste et frappe les policiers. Cet incident, dont la démesure confine à l’invraisemblable, a été puni de quatre mois de prison ferme. Frapper une jeune femme car elle n’avait pas de cigarette à donner, voilà ce que la morale et le droit réprouvent – encore heureux. Cependant, subrepticement, on couvre cette agressivité latente, cette violence commune, du voile de la banalité, de l’ordinaire. Si elle n’avait pas protesté, appelé la police, personne n’aurait tiqué face à ce comportement, pourtant plus qu’incompréhensible – carrément absurde. Personne n’aurait relevé le caractère purement gratuit et irrationnel de cette attitude.
Ce n’est, nous dit-on, qu’un « faits divers ».
Ni plus. Ni moins.
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