L’afflux massif de migrants africains qui veulent entrer en France rend la situation dans la ville frontalière explosive. Toutes tendances confondues, les habitants dénoncent le « Calais italien ». Et accusent les associatifs français d’encourager les clandestins.
Ces derniers mois, la presse française a énormément parlé de Cédric Herrou, agriculteur dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes), qui aide et héberge des migrants en provenance d’Italie. Interpellé plusieurs fois et condamné à quatre mois de prison avec sursis par le tribunal d’Aix-en-Provence en août 2017, il a été placé sous contrôle judiciaire et doit se présenter deux fois par semaine à la gendarmerie de Breil-sur-Roya. Le 9 octobre 2017, Libération publiait la rituelle pétition des 500 peoples prêts à imiter Cédric Herrou, car « le devoir de solidarité est sans compromis et au-dessus des lois ». Enfin, pas toujours. Cédric Herrou a signalé à la gendarmerie un passeur qui faisait, pour de l’argent, ce que lui-même fait par conviction. L’homme a été arrêté. L’agriculteur s’est constitué partie civile, s’attirant un commentaire ironique du vice-procureur, lors de l’audience du 29 juillet, au tribunal correctionnel de Nice : « Je n’aurais pas imaginé être du côté de Cédric Herrou dans mes réquisitions. »
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Si d’aventure les 500 voulaient aller au bout de leur engagement, il leur suffirait de descendre la vallée de la Roya, depuis chez Cédric Herrou, sur quelque vingt kilomètres. Ils arriveraient à Vintimille (Italie, 24 000 habitants). Là, les migrants se ramassent à la pelle, au sens le plus sinistre du terme. Ils s’entassent dans le camp de la Croix-Rouge ou dans des baraquements précaires. Certains meurent écrasés ou électrocutés en tentant de franchir la frontière par la voie de chemin de fer, par la route ou par des sentiers de montagne (on en compterait 14 depuis le rétablissement des contrôles en juin 2015). Cédric Herrou dit en avoir vu transiter 250 en quelques années. Dans le même laps de temps, le maire de Vintimille, Enrico Ioculano (Parti démocratique), estime que 60 000 migrants sont passés par sa commune ; 240 fois plus que par la vallée de la Roya, sans même le réconfort d’une pétition de peoples.
Le rétablissement des contrôles aux frontières, en juin 2015, a créé un bouchon, sans mettre fin aux passages. Le site avvenire.it avançait une estimation de 20 000 à 25 000 migrants en transit pour la seule année 2016, sur la base des témoignages des humanitaires de Vintimille, dont 15 000 passés par le camp de la Croix-Rouge.
Vintimille craque
Dans la quasi-indifférence de la presse française, le « Calais italien » est en train de craquer, et son maire également. Le 7 novembre, il expliquait à La Stampa (quotidien de centre droit) avoir reçu trois lettres de menaces de mort, les 26 mai, 25 août et 2 novembre 2017. Les expéditeurs, courageux anonymes, le tiennent pour responsable des arrivées de migrants. « La situation est indissolublement liée à la frontière et non à ma présence dans la commune », relève avec bon sens le jeune élu (32 ans).
Quatre jours plus tôt, le 3 novembre, il avait tenu une conférence de presse exceptionnelle, raconte La Repubblica (quotidien de centre gauche). Entouré de son conseil municipal, Enrico Ioculano a mis l’accent sur l’arrivée à Vintimille d’un « flux complètement différent de migrants », à savoir des Tunisiens fraîchement sortis de prison. La presse française n’en a pas dit un mot.
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Confronté à des rixes fréquentes, Vintimille demande depuis des mois l’aide de l’armée pour maintenir l’ordre. « Nous avons eu des garanties de la ministre Pinotti », a précisé le maire à La Stampa, « mais rien n’est venu. » (Roberta Pinotti est ministre de la Défense). Enrico Ioculano a fait ce qui était en son pouvoir. Il a interdit la consommation d’alcool dans les lieux publics, afin de prévenir les bagarres. Les migrants « n’ont pas l’habitude de boire » et se contrôlent mal une fois ivres, plaide le maire, qui ne manque pas une occasion de souligner que ces hôtes terriblement encombrants sont, l’un dans l’autre, plutôt paisibles. Il a pris un arrêté en mars 2015, interdisant aux associations françaises, et en particulier Roya Citoyenne, de venir distribuer de la nourriture aux migrants. L’association n’en a pas tenu compte. En mars 2017, trois de ses représentants ont été interpellés. « Pour la première fois de l’histoire de l’Union européenne, des pouvoirs publics ont arrêté et menacent des citoyens pour avoir nourri des gens qui ont faim », s’est indigné le site citoyenssolidaires06.com. Quoi qu’il fasse, en ce moment, Enrico Ioculano mécontente quelqu’un.
La ville oubliée
Dans la crise des migrants, l’Italie se sent oubliée de l’Europe et Vintimille se sent oubliée de l’Italie. « Voyage dans une ville qui se sent seule », titrait le Corriere della Sera le 8 août 2017. Ayant rencontré les « No Border », associatifs allemands ou français qui entendent aider les migrants à continuer vers le nord, le journaliste du quotidien de centre droit résume leur action en deux mots, qui se passent de traduction : « estremismo umanitario ».
Pendant ce temps, les migrants migrent, dans des circonstances qui évoquent parfois l’humour noir des films de Dino Risi. Le 19 octobre, en gare de Vintimille, une cinquantaine d’entre eux ont pris d’assaut un train de pèlerins en partance pour Lourdes… Ces trains spéciaux, raconte La Stampa du 20 octobre, « s’arrêtent souvent quelques heures à Vintimille et les pèlerins en profitent pour descendre et distribuer aux clochards (en français dans le texte, ndlr) qui se trouvent dans la station de la nourriture ou des vêtements ». Sans doute mal renseignés sur l’articulation subtile de la charité chrétienne et de la sécurité ferroviaire, les migrants ont tenté le coup : ils se sont installés dans le train. Les pèlerins ont protesté, et les agents des chemins de fer ont évacué les indésirables. Pourquoi Lourdes, pourquoi la France ? La Vénétie affiche un des taux de chômage les plus bas d’Europe (6,8 %). À tout prendre, l’économie informelle offre sans doute plus de débouchés à un sans-papiers à Milan qu’à Lille ou Paris. La presse italienne n’a pas résolu l’énigme. « No Italy, no Italy », ont répété au Corriere della Sera Cheick et Mohamed, deux Syriens épuisés, interrogés près du centre de la Croix-Rouge de Vintimille. Ils ont eu assez de forces, de courage et de sens tactique pour arriver jusqu’à la frontière franco-italienne, mais ont-ils une stratégie, une idée claire du contexte européen ? Chaque frontière franchie est une bataille gagnée, chaque No Border un allié de circonstance. Mais vers où ?