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Vincent Desportes: Préparons-nous à la guerre « à l’ancienne »

Entretien avec le général Vincent Desportes, propos recueillis par Gil Mihaely


Vincent Desportes: Préparons-nous à la guerre « à l’ancienne »
Des soldats français en partance pour Bamako, depuis la base militaire de N'Djamena au Tchad, 11 janvier 2023. "On a concentré les efforts sur la construction de l'armée expéditionnaire capable de conduire de petites opérations ponctuelles à l'extérieur." © AP Photo/ R.Nicolas-Nelson, Ecpad/SIPA

Après la chute de l’URSS, nous avons cru à la fin de la guerre et avons créé une armée de maintien de la paix facile à déployer en opérations ponctuelles extérieures. Il faut maintenant reconstruire une armée capable de nous protéger sur notre sol, dans l’éventualité d’une guerre longue et de haute intensité.


Vincent Desportes, général de division de la 2ᵉ section de l’armée de terre française © IBO/SIPA

Causeur. Au début des années 1990, la chute de l’URSS et la dissolution du pacte de Varsovie ont radicalement changé l’environnement géostratégique de la France. Certains parlaient même de la fin de l’Histoire, des conflits, voire des armées… Quelle stratégie de défense les élites politiques et militaires de l’époque ont-elles décidé de construire à ce moment-là ?

Vincent Desportes. La perception d’un bouleversement profond du monde, mal pris en compte par ailleurs, commence dès 1990, pendant la crise qui a mené à la première guerre du Golfe, à laquelle la France a participé. L’armée française est alors une armée d’appelés, mais le président Mitterrand, reprenant une vieille tradition française, a décidé de ne pas les envoyer se battre à l’extérieur du territoire national. L’armée a donc été obligée de constituer une division avec les soldats professionnels. On tire de cet événement une conclusion forte : notre armée de 300 000 hommes n’est plus adaptée à une situation où nos frontières ne sont plus menacées directement. C’est donc Mitterrand qui casse le modèle. Chirac entérine sa décision et transforme l’armée en armée professionnelle. On perd de vue le fait qu’il puisse y avoir une guerre sur le territoire national. On part d’une vision selon laquelle la guerre « à l’ancienne » n’existe plus et on concentre les efforts sur la construction de l’armée expéditionnaire, capable de conduire de petites opérations ponctuelles à l’extérieur contre le terrorisme ou pour le maintien de la paix, sachant qu’une petite armée comme la française ne sait faire qu’un métier à la fois, surtout quand les budgets de la Défense s’écroulent. On a en conséquence beaucoup de mal à défendre nos chars que tout le monde veut abandonner, car on les juge inadaptés à des opérations à l’extérieur. 

Justement, vous avez réussi à conserver les chars : c’est sans doute que tout le monde n’était pas de cet avis.

Bien évidemment. Nous n’avons pas complètement basculé dans l’idée que la guerre à nos frontières ne reviendrait plus. On a conservé un noyau, moins pour l’utiliser que pour ne pas perdre des savoir-faire. C’est grâce à cela que nous possédons aujourd’hui quelque 200 chars, 75 canons, etc. Cependant, certains des métiers de l’armée ont disparu. En réalité, l’armée française est complètement détruite depuis les mandats Sarkozy et Hollande ; on n’a plus de matériel, plus de munitions.

Le cas du Danemark est anecdotique mais intéressant: la population refuse d’abandonner un jour férié pour augmenter son budget de défense. La faiblesse de nos populations, c’est qu’elles considèrent que cette guerre en Ukraine n’est pas vraiment la leur

Vous avez dirigé l’École de guerre. La formation était-elle très différente de celle que vous aviez suivie vingt-cinq ans plus tôt ?

Oui. J’ai terminé l’École de guerre en 1990 quand tout le monde se préparait à la phase chaude de la guerre froide contre l’ennemi soviétique. En 2008, quand je commande l’école, on apprend autre chose à nos officiers. Nous n’avons pas complètement abandonné l’apprentissage de l’engagement dans de grandes batailles, mais ce n’est plus le cœur de la formation. On abandonne les exercices en terrain libre au début des années 2000, au profit d’autres qui correspondent davantage aux guerres expéditionnaires : petits volumes, temps courts et espaces réduits.

Vos partenaires de l’OTAN étaient-ils dans le même état d’esprit ?

Pas exactement, car nos intérêts stratégiques sont différents. La Pologne s’équipe de chars, mais pas nous. Nos soldats ne sont pas formés de la même manière. C’est pour cela qu’aujourd’hui, l’armée française est la seule en Europe capable d’intervenir véritablement à l’extérieur de ses frontières, alors que les autres sont surtout tournées vers la défense du territoire national. Le cas de l’armée allemande est intéressant : elle n’est capable ni de mener une bataille lourde ni de se projeter. Heureusement qu’après la fin de la guerre froide, la France avait changé de modèle pour combattre le djihadisme au Sahel ! Personne ne l’aurait fait à notre place.

Est-ce la guerre en Ukraine qui a changé la donne et sonné la fin de l’« après-guerre froide » ?

Non. L’armée essaie de penser le temps long. Des militaires avaient développé depuis longtemps dans des revues stratégiques l’idée qu’il existait de nouvelles menaces.

En somme, on voit réapparaître l’idée de la guerre de haute intensité. Depuis quand ?

Trois ou quatre ans. Celui qui la porte est le général Thierry Burkhard, le chef d’état-major des armées (CEMA). En tant que chef d’état-major de l’armée de terre, il a déjà théorisé cette idée de guerre de haute intensité. Il s’agit de tout faire pour que cette guerre n’arrive pas, mais si elle arrive, il faut qu’on la gagne. Et pour que la guerre n’arrive pas, il faut faire peur, dissuader. C’est cette ambition qui a présidé à la conception d’un grand exercice de l’armée française (Orion) qui aura lieu en 2023 et 2024. Il nous permettra de nous préparer à nous battre contre un ennemi équipé d’armes lourdes.

Quel a été le déclencheur de cette révision stratégique ?

Le militaire réfléchit, analyse et imagine des scénarios possibles. Depuis que les États-Unis ont lancé la reconquête de leur espace stratégique en Europe, les tensions avec la Russie n’ont cessé de s’aggraver. Le ressort s’est tendu et la Russie a multiplié les sommations : la guerre en Géorgie, la guerre au Donbass… Forcément, la probabilité pour que se produise ce qui s’est produit en février 2022 augmentait. Ceux qui pensaient qu’on pouvait mépriser les Russes n’ont jamais imaginé une invasion de l’Ukraine. Au sein de l’armée on observe, on analyse et on tire les conséquences.

Fin janvier, Emmanuel Macron a annoncé une hausse importante des ressources allouées à la défense nationale. Au-delà de la dimension comptable, c’est un acte symbolique fort. Faut-il en conclure qu’il a pris conscience de l’existence d’une nouvelle donne géostratégique ?

Le 24 février 2022 a fait tomber tous les idéalistes de leur chaise. Tous les pays européens ont augmenté leur budget défense pour les années à venir, la France n’a pas été en reste. Mais Macron avait compris dès 2018 qu’il fallait agir. Cette prise de conscience tenait moins à une réévaluation de la menace qu’à la détérioration profonde de l’armée française. Macron savait déjà qu’il fallait réparer l’armée en urgence et la transformer pour l’adapter à un monde où la guerre redevient possible.

Avec ces 400 milliards d’euros sur sept ans, quelle armée allons-nous avoir ?

D’abord, le scénario de référence n’est plus la menace terroriste. Désormais, on se prépare à une guerre conventionnelle. Cependant, le dernier recours, le pilier central de la défense française, reste l’arme nucléaire. Si nous n’avons que 200 chars, c’est aussi parce que nous avons l’arme nucléaire. Nous n’aurons pas une armée conventionnelle aussi forte que l’armée allemande, qui ne dispose pas de l’arme nucléaire. Nous allons donc moderniser l’arme nucléaire.

Cette guerre russo-ukrainienne nous a aussi rappelé l’importance de la dimension immatérielle, du champ des perceptions. D’où la nouvelle fonction stratégique, l’influence. Celle-ci doit précéder l’action militaire. En outre, on a compris que le cyber est très important, donc il faut augmenter nos capacités de défense en la matière, mais aussi d’attaque.

Ensuite cette guerre nous rappelle l’importance vitale du renseignement. L’un des piliers de la supériorité ukrainienne est le renseignement américain. Si la France veut jouir de son autonomie stratégique, elle a besoin de renseignement, de satellites, de moyens technologiques et humains. Sinon, comme pendant la guerre du Golfe de 1990-1991, les Américains vont nous mener par le bout du nez.

On découvre également une nouvelle dimension, l’ultra-profond. L’autonomie stratégique de la France, et d’ailleurs de tous les pays, se joue sous la mer, à travers les câbles de communication et d’électricité, et les pipelines pour le gaz et le pétrole. Or, les Russes nous menacent d’un tsunami provoqué par des bombes atomiques sous-marines. Nous devons également renforcer notre marine. La France possède la deuxième zone maritime du monde, mais elle n’est plus capable de la protéger par manque de bateaux.

Enfin, il faut renforcer les capacités conventionnelles. On ne peut plus être une « armée de flux ». Il faut redevenir une armée de stock : systèmes, munitions, pièces de rechange. Cela implique une réorganisation de l’appareil industriel de défense. Les chaînes de production du char Leclerc sont arrêtées depuis 2008. La France a compris que les choses changeaient, et à défaut d’inonder la Défense d’argent, on est en train de monter en puissance, pour combler les trous dans la raquette, comme dans le domaine des drones, par exemple.

Faudrait-il revenir à la conscription ?

Cette guerre peut nous amener à poser la question, mais nous n’en sommes pas là. On a bien compris qu’on était une armée réduite, donc que nous avons besoin de réservistes pour pouvoir regonfler nos effectifs rapidement. Le président a décidé d’élargir le service national universel de manière à ce qu’il constitue un vivier de recrutement. Cependant, dans le cas où la Russie gagne cette guerre (ce qui semble improbable), et qu’un nouveau rideau de fer tombe à l’ouest de Lviv, on rétablira la conscription parce qu’on basculera sûrement dans une nouvelle guerre froide.

Et si la Russie ne gagne pas ?

Si la guerre se termine par l’implosion de la Russie – très mauvais résultat –, cela nous amènera trente ans de guerre en Europe ! N’oublions pas les démarches impériales ottomanes d’un côté, chinoises de l’autre… Nous devrons donc, quoi qu’il en soit, retrouver une capacité importante de défense nationale. La question essentielle est la suivante : la France peut-elle consentir aux efforts qui seront demandés ?

Et la réponse ?

Le cas du Danemark est anecdotique mais intéressant : la population refuse d’abandonner un jour férié pour augmenter son budget de défense. La faiblesse de nos populations, c’est qu’elles considèrent que cette guerre en Ukraine n’est pas vraiment la leur. Je pense que le gouvernement est capable de faire un effort, mais la menace et le risque doivent être mieux pris en compte par les citoyens. Quand on voit les gens descendre dans la rue pour tout et n’importe quoi, on sent bien qu’ils ne sont pas prêts à voir leur salaire diminuer de 25 % pour rebâtir une défense.

Quel est le rôle de l’OTAN dans tout cela ? Existe-t-il une alternative crédible à l’alliance avec les États-Unis ?

Je fais partie de ceux qui ont longtemps pensé qu’après la fin de la guerre froide, l’OTAN était un danger. C’est à cause de l’OTAN que les pays européens se sont désarmés. Ils pensaient que l’Oncle Sam allait les protéger. Même si les Américains aident l’Ukraine, ils n’ont pas envie d’envoyer leurs soldats y mourir. La question que posait de Gaulle en 1958 n’a pas changé : l’OTAN donne un faux sentiment de sécurité, qui vous met en réalité en danger, car cela nous détourne de l’idée que la guerre peut arriver. En revanche, je crois qu’entre 1949 et 1989, l’OTAN avait toute sa place. Mais ensuite, l’Europe a raté l’opportunité de devenir un acteur géostratégique, ce qui aurait empêché cette guerre. Nous en sommes arrivés là par faiblesse, parce qu’on se croyait protégés par les États-Unis et par l’OTAN. 

Qu’aurions-nous dû faire ?

La faute a eu lieu en 1991. Il fallait prendre notre autonomie à ce moment-là. Nous n’avions plus vraiment besoin de l’OTAN, puisque la Russie était par terre. On aurait pu reconstruire quelque chose de différent. Maintenant la question ne se pose plus : l’OTAN existe, l’OTAN est utile – à condition qu’il y ait, en son sein, un pilier européen capable de porter les intérêts de l’Europe, y compris en se désolidarisant des États-Unis si la politique européenne ne correspond plus à la politique américaine. Si l’objectif de l’OTAN, c’est de nous préparer à la guerre contre la Chine, nous autres Européens n’y avons aucun intérêt !

Mars 2023 – Causeur #110

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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