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Les vignerons sont nos derniers poètes


Les vignerons sont nos derniers poètes
Dominique Hauvette. © Emmanuel Tresmontant.

Notre époque hygiéniste dédaigne les derniers poètes que sont les vignerons. Avec une virtuosité qui confine à la mystique, ils expriment leur personnalité et l’identité de leur terroir. Au pied des Alpilles, Dominique Hauvette y ajoute une touche de féminité.


Les découvertes archéologiques les plus récentes l’attestent : le vin est apparu en même temps que la civilisation, au début de l’âge de bronze, 7 000 ou 8 000 ans avant J.-C. Son berceau serait la Transcaucasie (terre actuelle des Géorgiens et des Arméniens), où l’on a retrouvé dans des tombes des fragments de sarments gainés de fourreaux d’argent, ce qui prouve que la vigne, déjà, avait une signification sacrée.

En Mésopotamie et en Égypte, le vin fit son apparition après la bière, mais s’en distingua vite par sa faculté de durer et de se bonifier avec le temps. Réservé d’abord aux classes privilégiées, il n’a, depuis, cessé d’accompagner l’humanité, tant dans ses conquêtes que dans ses périodes de décadence. Dans la Genèse, on lit que Noé était vigneron. À Babylone, la culture de la vigne était placée sous les auspices de la déesse Siduri. À Athènes, on célébrait des fêtes en l’honneur du dieu du vin Dionysos. En Perse, à la cour du roi Jamshid, le vin était conservé dans des jarres afin d’être consommé toute l’année. Pendant des milliers d’années, le vin fut le seul antiseptique connu, en médecine comme en chirurgie. On l’appliquait sur les blessures et il servait à purifier l’eau. On lit dans le Talmud : « Quand le vin vient à manquer, les drogues deviennent nécessaires » et un traité médical indien de la même époque (VIe siècle avant J.-C.) décrit le vin comme « un tonifiant de l’esprit et du corps, un antidote à l’insomnie, à la mélancolie et à la fatigue, propre à stimuler l’appétit, le bonheur et la digestion ». Même les médecins musulmans risquèrent le courroux d’Allah plutôt que de se priver de la seule médecine efficace dont ils disposaient ! Depuis Pasteur, on sait également que le vin rouge facilite la digestion des graisses et l’assimilation des protéines. On comprend donc mieux l’enthousiasme d’un Charles Baudelaire, qui consacra au vin quelques-unes de ses plus belles pages, et dont les mots qui suivent revêtent une certaine portée prophétique, à l’heure où une armée de néopuritains incultes (mais hélas très haut placés à la tête de l’administration française) veulent nous faire croire que le vin est une drogue : « Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu’il se ferait dans la santé et dans l’intelligence de notre planète un vide, une absence encore plus affreuse que tous les excès dont on le rend coupable » (Paradis artificiels, 1860).

À cet égard, comment donc comprendre l’aimable indifférence que la plupart de nos intellectuels témoignent au vin, comme si la nourriture, qu’elle soit solide ou liquide, ne pouvait à leurs yeux être parée d’une quelconque noblesse intellectuelle, alors que tout démontre au contraire que, depuis Homère, Omar Khayyâm et les moines cisterciens, le vin et la vie de l’esprit ne font qu’un ?

Semblables aux gnostiques, aux manichéens et aux cathares des siècles passés, ils semblent avoir fait leur la devise d’Harpagon : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger »… Dualistes au fond, comme l’étaient Platon, Plotin et Descartes, ils continuent à ne voir dans le corps qu’un fardeau, un « tombeau » (ainsi que l’écrit Platon dans Gorgias), « une machine composée d’os et de chair » (renchérit Descartes dans ses Méditations métaphysiques), une chaudière qu’il faut alimenter en carburant trois fois par jour. Et si, au contraire, manger et boire étaient des actes de connaissance ? Et si le vin nous délivrait un message ? C’est ce que pensait Colette, qui écrit cette phrase admirable : « La vigne, le vin sont de grands mystères. Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre ».

©Domaine Hauvette
©Domaine Hauvette

Il y a trente ans, l’auteur de ces lignes ressemblait à un personnage de Houellebecq : blasé, il rêvait d’être éditeur, tout en trouvant les auteurs contemporains illisibles et ennuyeux… Jusqu’au jour où ses pas le conduisirent chez quelques-uns des plus grands vignerons de France où il comprit que nos vrais poètes, ce sont eux. Depuis, mon enthousiasme n’a pas faibli, et je maintiens que nombre de nos vignerons ont plus à dire que la plupart de nos romanciers. Quoi de commun entre le paysan bourguignon de Vosne-Romanée Henri Jayer et l’aristocrate de Saint-Émilion Thierry Manoncourt, propriétaire de Château Figeac ? Entre le provençal royaliste et intégriste Jacques Reynaud, de Château Rayas, à Châteauneuf-du-Pape, et le Gaulois rabelaisien Didier Dagueneau à Pouilly-Fumé ? Entre le taciturne champenois Anselme Selosse et le mystique alsacien Jean-Michel Deiss ?

Le terroir, dont ils sont chacun, à sa façon, un interprète. Tous ont fait de leur vin une œuvre d’art qui échappe à l’analyse, car le vin n’est grand, justement, que s’il est mystérieux… Confrontés aux éléments (la grêle, la sécheresse, le mildiou, les sangliers…), ils ont appris à « faire avec » la nature. D’où leur humilité. Mais ils ont aussi été persécutés par l’administration, alors que l’État devrait leur donner la Légion d’honneur. D’où leur orgueil. Ainsi Nady Foucault, superbe vigneron du Clos Rougeard, à Saumur-Champigny (le plus grand vin rouge de la Loire), que le fisc s’avisa de « redresser » au motif qu’il avait donné à boire ses propres vins aux vendangeurs et leur avait fait manger les plats du chef étoilé du coin (Jacky Dalais, du restaurant La Promenade) ce qui constituait un cas patent d’avantages en nature non déclarés… Rien ne serait arrivé si le vigneron avait donné à ses gars du coca-cola et des McDo.

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler d’une vigneronne d’exception, un peu sauvage et rebelle, qu’il vous sera loisible d’aller voir cet été en Provence : Dominique Hauvette. Attention, cette femme de caractère déteste les touristes et vit seule dans une roulotte en bois, au pied des Alpilles, au milieu de ses 35 chevaux (sa seconde passion après le vin). Certains l’ont même surnommée « Ma Dalton »… Tous les matins, à l’aube, c’est le même rituel : avant même de prendre son thé, elle sort de sa roulotte, contemple la nature, fait trente minutes de yoga, et écoute le Stabat mater de Pergolèse chanté par la contralto Nathalie Stutzmann puis la « Chaconne » de Bach jouée au piano par Hélène Grimaud…

« En naturaliste disciple d’Aristote, Hauvette se refuse à employer une goutte de chimie dans ses vignes ».

Dominique Hauvette s’inscrit historiquement dans le courant « antitechnologie » né au début des années 1980, selon lequel le vin ne doit pas être un produit technique sans défauts, lisse et formaté, dépourvu de caractère, mais un produit vivant et changeant qui exprime un terroir donné et la personnalité du vigneron.

Née à Val-d’Isère où ses parents tenaient un hôtel, elle fut d’abord monitrice de ski, après avoir appris à skier en 1960, à huit ans, avec le curé du village qui portait sa soutane sur la neige, aux côtés de sa copine la future championne olympique Marielle Goitschel… En 1980, elle découvre la Provence, s’y sent bien, et décide d’y rester. Pour vivre, elle se fait peintre en bâtiment. Son père la rejoint et achète un mas près de Saint-Rémy-de-Provence, avec deux hectares de vignes. Dominique accepte de s’en occuper, va consulter les vignerons du coin (qui l’envoient paître pour la plupart) et produit son premier vin en 1989. Les premiers millésimes sont bons. La terre lui parle. La passion l’envahit peu à peu. Elle devine l’immense potentiel de son terroir nourri par le minéral, fouetté par le mistral, où les senteurs de la garrigue viennent parfumer la chair du raisin. Aujourd’hui, Dominique Hauvette est, avec Éloi Dürrbach, du domaine de Trévallon, la grande figure de la région : ses vins sont d’ailleurs les plus vendus au célèbre restaurant gastronomique l’Oustau de Baumanière.

« Un vin doit donner l’impression de circuler, aime-t-elle à dire, avec un milieu de bouche charnu. » Dans les siens, on sent toute la fraîcheur et la finesse du grain de raisin, le cinsault, en l’occurrence, qui est le cépage local par excellence, peu coloré, mais très aromatique.

Pour en arriver à ce degré de perfection, Hauvette s’est toujours fixé un cap : aller dans le respect du vivant. « Éloi Dürrbach, qui a été mon maître, m’a fait comprendre que le vin, c’est avant tout une affaire de sensibilité, et non de technique : je me souviens ainsi avoir été très émue de le voir caresser ses raisins… »

En vraie naturaliste disciple d’Aristote, Hauvette passe son temps à observer la nature et ses cycles, et se refuse à employer une goutte de chimie dans ses vignes : « Les traitements systémiques que l’on nous somme d’employer entrent dans la sève de la plante, exactement comme si vous infligiez une chimiothérapie à quelqu’un qui est en parfaite santé ! Imaginez les dégâts. Pas étonnant que les vignes meurent au bout de trente ans alors qu’elles vivaient trois cents ans autrefois. De plus, les plantes communiquent entre elles et se nourrissent mutuellement ; les vers de terre, les micro-organismes du sol sont aussi essentiels, car ce sont eux qui donnent aux racines le goût de la terre, lequel va s’exprimer dans le vin, c’est pourquoi il faut maintenir un écosystème riche et varié, alors que le Roundup détruit tout sur son passage. De sorte que les racines restent à la surface, gonflées d’engrais, raison pour laquelle les vins ont si peu de caractère…»

Diplômée d’œnologie de la faculté de Montpellier, Dominique Hauvette ne s’en laisse pas compter par l’académie. Trente ans après sa première récolte, elle connaît d’une façon quasi scientifique les interactions entre les levures, les bactéries et les minéraux, toute cette mystérieuse alchimie du vivant à l’œuvre dans la fermentation, qui échappe aux amateurs que nous sommes, mais sans laquelle il n’y a pas de grand vin. « Je dirais que le plus important, au final, ce ne sont pas les recettes toutes faites imposées par les gourous de la biodynamie, qui forment aussi une sorte de secte, c’est l’énergie positive que nous émettons au quotidien. Mes vignes sont plus fortes que celles de mes voisins, et je n’ai jamais de mildiou. Pourquoi ? Parce que je vais les voir tous les jours, et j’anticipe l’apparition des maladies au bon moment, en pulvérisant, s’il le faut, des tisanes de sauge et d’ortie. En cave, j’interviens le moins possible, pas de soufre, pas de recours au froid, je laisse mes vins vivre leur vie et aller là où ils veulent aller, car ils sont assez robustes pour cela, avec toutes leurs bonnes levures… »

Hauvette, du reste, a renoncé depuis longtemps au fût de chêne qui tend selon elle à maquiller le vin. Fascinée par la vinification romaine dans des jarres en terre cuite, elle lui préfère les « œufs en ciment naturel », construits sur le nombre d’or, qui apportent une grande pureté minérale au vin.

Toutefois, pour l’amateur, le résultat compte ! L’été, sous la tonnelle, on commencera donc par ouvrir ses vins blancs, à base de roussanne, de marsanne et de clairette : vifs et gourmands, riches, iodés, avec des notes de fenouil et d’agrumes, ils s’accordent merveilleusement avec des rougets de roche aux olives.

Puis on débouchera ses vins rouges, sans cérémonie, mais avec respect, sa cuvée améthyste, notamment, qui est un vin épicé, long, limpide et soyeux, avec tous les parfums de la garrigue qui émergent peu à peu. « Je fais le vin avec ma sensibilité de femme, et c’est certainement là où j’exprime le plus ma féminité ! »

Dominique Hauvette
Voie Aurelia, la Haute-Galine, 13210 Saint-Rémy-de-Provence. Tél. : 04 90 92 03 90.
Prix : de 22 à 50 euros la bouteille.

Été 2019 - Causeur #70

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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