La Ville de Paris est un paquebot administratif difficile à manœuvrer. Ses 52 000 agents ne sont pas tous logés à la même enseigne et, dans les secteurs les moins bien rémunérés, telles les affaires scolaires et périscolaires, laisser-aller et petits arrangements sont de rigueur pour maintenir la paix sociale. Une anarchie que dénonce même la CGT !
Mastodonte employant plus de 52 000 agents, la Ville de Paris a souvent été sous le feu des critiques en matière de gestion du personnel. En 2018, la Cour des comptes a tiré la sonnette d’alarme. Le régime sur mesure des agents parisiens, dérogatoire aux règles de la fonction publique territoriale, est « illisible, incohérent et d’une complexité excessive », pointaient les magistrats. Il est également ruineux. Riche de 63 corps et 24 statuts d’emplois fonctionnels différents, il occasionne un surcoût annuel de 74 millions d’euros, par rapport au droit administratif commun.
Anarchie chronique
Il ne faut pas imaginer pour autant que tous les fonctionnaires de la Ville de Paris gagnent des fortunes. Les abus se concentrent au sommet, en particulier sur « le nombre et la rémunération des collaborateurs de cabinets des arrondissements » (plus de 230 en 2015 !), relevait la Cour des comptes. Plus bas dans l’échelle, au contraire, les agents de catégorie C sont assez mal payés, à tel point que la Ville a le plus grand mal à les fidéliser dans de nombreux services, des crèches à la voirie. Au fil du temps, un système pernicieux s’est mis en place. Faute de pouvoir – ou de vouloir – augmenter les salaires, la hiérarchie tolère des absences, ferme les yeux sur les retards et s’accommode d’arrangements officieux.
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La direction des affaires scolaires et périscolaires en est une bonne illustration. 190 000 élèves pris en charge, plus de 600 établissements, une direction, trois sous-directions (SRD, SDES, SDPE), une instance de coordination, neuf circonscriptions des affaires scolaires et de la petite enfance déconcentrées (Caspe)… Elle présente toutes les apparences extérieures du monolithe administratif polysiglé, lourd mais robuste. Le témoignage d’un cadre, que Causeur a recueilli, souligne au contraire son usure institutionnelle et son anarchie chronique.
« Dans le secteur où je travaille, explique Nicolas (pseudonyme), l’effectif des agents en charge du périscolaire, animateurs, intervenants divers, gardiens, etc., est composé aux trois quarts de vacataires. C’est une proportion standard, à l’échelle de la Ville. Nous avons le plus grand mal à stabiliser l’effectif. Des candidats, on en trouve… Le problème est qu’ils s’en vont, lorsqu’ils comprennent ce que sont les conditions de travail et le salaire. Ceux qui restent ne sont pas les meilleurs, ni les plus motivés.
Certains viennent quand ils veulent. La hiérarchie intermédiaire n’a ni l’envie, ni les moyens de sanctionner les absences injustifiées. Les encadrants de l’action éducative, idéalement, voudraient ne pas se mêler du tout de la gestion du personnel ! Faute de suivi, les dysfonctionnements se multiplient. En 2019, par exemple, on s’est aperçu à Noël que de très nombreux agents avaient explosé leurs quotas annuels de jours de récupération du temps de travail. Les supérieurs avaient laissé faire. Comme on ne pouvait pas reprendre ces jours, ils ont été donnés. Tout le monde a fermé les yeux. Je connais une gardienne de collège qui n’envoie jamais ses justificatifs d’absence. Depuis des années, elle prend des jours, d’office, sans retenue sur salaire, puisque rien n’est déclaré. Bien entendu, on paye une vacataire pour la remplacer lorsqu’elle ne vient pas. C’est d’ailleurs la gardienne elle-même qui choisit sa remplaçante ! Cela a fini par se voir. La consigne donnée a été d’envoyer un mail officieux à la gardienne. Surtout pas de vague, elle est syndiquée ! Elle n’a pas répondu. Second mail, tout aussi officieux, et toujours pas de réponse. Il a fallu des semaines, pour que la Ville fasse partir un courrier officiel, où il était question de retenue sur salaire.
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Je connais un établissement municipal où, depuis très longtemps, les agents travaillent chaque jour une demi-heure de moins que ce qui est prévu par leur contrat. Ce n’est écrit nulle part, mais c’est accepté. Il y a aussi un dévoiement complet des jours “enfants malades”. Les agents les ont intégrés comme des congés à part entière. On entend des phrases comme : “Il me reste combien de jours enfant malade, au fait ?” ; “Ah, il faut que je prenne mes jours enfant malade…” Quand on en parle à leurs n+1, ils disent de laisser courir. En sept ans, j’ai souvenir seulement de deux rapports pour absences injustifiées, alors que de mon poste, j’ai un regard sur plus de 500 agents. »
Quand même la CGT réclame plus d’encadrement…
Si l’anarchie ambiante pénalise la collectivité, certains agents en profitent pour couler des jours heureux, d’autres se retrouvent avec des collègues arrivés là pour la simple raison que personne n’a eu le courage de refuser leur progression automatique, au bénéfice de l’ancienneté. « Depuis que je travaille à la Ville de Paris, j’ai vu un seul agent se faire virer, poursuit Nicolas. Il avait jeté une chaise sur une collègue animatrice. En creusant son dossier, on s’est aperçu qu’il n’aurait jamais dû accéder à ce poste. Plusieurs rapports indiquaient qu’il ne devait pas monter en grade. Ces questions ont sans doute été abordées en réunion – on en fait tellement ! – mais personne n’a voulu ou su trancher. Les coordinateurs territoriaux de l’action éducative (CTAE), qui sont les supérieurs des animateurs, se réunissent deux fois par semaine. Qu’en sort-il ? Pas grand-chose… »
À l’appui de ce témoignage, on peut d’ailleurs citer la CGT des animateurs de la Ville de Paris, qui appelait à plus d’ordre dans un tract du 19 février 2018 ! « La CGT animateurs estime urgent de clarifier le rôle et l’autorité de chacun […], il nous paraît indispensable que l’institution mette en place des procédures claires […], nous constatons un flou concernant l’environnement hiérarchique des responsables éducatifs-ville » (ou REV, dénomination officielle des animateurs), écrit le syndicat, qui appelle à « davantage de suivi ». La CGT demandeuse d’ordre et de discipline : voilà où en est la Ville de Paris.