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Régis Debray nous invite à refaire peuple

Les contemplations de Régis Debray


Régis Debray nous invite à refaire peuple
Régis Debray (c) Hannah Assouline

Stendhal ou Victor Hugo? Dans son nouvel essai Du génie français, Régis Debray oppose l’égotisme stendhalien au vent épique hugolien qui soufflait autrefois sur la France. Une lecture jubilatoire à l’heure de l’économisme et du communautarisme triomphants. Bérénice Levet livre son analyse dans Causeur.


C’est un signe des temps et, pour Régis Debray, ce n’est pas un très bon signe qu’un président de la République choisisse, pour son portrait officiel, de poser escorté d’une « Pléiade » Stendhal. Fort d’indices confondants, Debray constate qu’au fil du temps, Stendhal a supplanté Victor Hugo dans le rôle de l’écrivain national. Que dit de nous, de ce que nous sommes devenus ce changement d’incarnation ?

Stendhal et Hugo croisent la plume

Le point de départ du livre est fictif, mais le propos n’a rien de fantaisiste. L’éminente Société des gens de lettres aurait été saisie par la présidence de la République afin de désigner l’écrivain le mieux à même d’incarner la France, l’âme de la France, le « génie français ». Embarras de richesses : les prétendants à cette auguste fonction, et c’est une singularité nationale, se pressent en foule. Deux figures toutefois émergent, Stendhal et Hugo, le premier tour de l’élection donne l’avantage à Beyle. Consciente de sa responsabilité, car c’est au travers de l’écrivain qu’une nation se choisit, dit qui elle est et qui elle veut être, la SGDL consulte Régis Debray. On attendait le sagace penseur de la distinction entre république et démocratie [tooltips content= » Et l’on ne saurait trop conseiller en ces temps incertains pour la République de relire Que vive la République ! (Odile Jacob, 1989.) »](1)[/tooltips], du côté de l’aristocratique Stendhal – gratifié alors, en 1989, par l’auteur lui-même, du titre de « républicain par excellence » – et le voilà qui donne son suffrage au populaire Hugo !

C’est de Hugo que nous avons impérieusement besoin aujourd’hui, de son souffle, de sa puissance, de sa fibre épique, expose Debray dans un beau et convaincant plaidoyer. Lui seul est à même de nous insuffler l’inspiration pour rebâtir quelque chose comme un peuple. « Avant une république, ayons s’il se peut une chose commune », dit Hugo en 1830. Telle est de nouveau notre tâche. C’est bien pourquoi Debray conclut, comme hier Péguy qui avait appris la République dans les Châtiments, « c’est toujours à Hugo qu’il faut en revenir ».

Voter Stendhal, ce serait à l’inverse continuer de glisser sur la pente que nous dévalons depuis les années 1960-1970, celle de l’économisme, de l’individualisme triomphant, et depuis les années 1980, de l’exaltation des identités particulières, quand il nous faudrait remettre l’individu à sa place, redonner la préséance à la nation, permettre ainsi à l’individu de prendre part à quelque chose de plus vaste, de plus élevé que soi. Bref, redécouvrir l’art de fabriquer un peuple.

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Fichtre ! Stendhal, le pourfendeur de la société industrieuse, utilitariste, ennemie de toute « élévation », inamicale aux « âmes ardentes » qui se met en place avec la monarchie de Juillet, transformé en promoteur d’Homo economicus ? Julien, Fabrice, Lucien, qui tentent de se faire une place dans ce monde dominé par le commerce, la bourse et l’industrie sans s’y vendre, ancêtres de ces « âmes de papier mâché » qui nous gouvernent ? Pour ne rien dire des héroïnes stendhaliennes : conçoit-on l’altière Mathilde de La Mole ou l’affolante Sanseverina en ministre à la Marlène Schiappa multipliant les lois visant à quadriller les relations entre les hommes et les femmes, ou militantes de #metoo?

Debray donne la clef de l’énigme. Si Stendhal est ainsi l’auteur favori d’un président de la République qui regarde la France comme une « start-up nation », la « coqueluche » d’une élite technocratique, mondialisée et hors-sol, c’est qu’il est lu, quand il est encore lu, en tout cas perçu comme le romancier des destinées individuelles, l’écrivain d’un moi dont toute l’énergie repose en lui-même – occasion pour Debray de pointer un trait capital de notre temps, qu’il appelle un phénomène de « transition énergétique » : notre impuissance à concevoir qu’on puisse être mû par autre chose que soi-même, et notamment l’amour de la patrie. L’hommage rendu par le président Macron au résistant Daniel Cordier fut à cet égard édifiant. C’était un Daniel Cordier rétréci aux dimensions du narcissisme contemporain. Stendhal serait ainsi le romancier de l’homme qui a perdu le monde pour le moi, de l’individu-monade, voyageur sans bagage, sans généalogie, sans nom, de simples prénoms (Julien, Fabrice), sans épaisseur historique, un moi « sans un seul nous de rattachement ».

« Cruelle ironie », reconnaît Debray, que cette appropriation de Stendhal par une élite que le romancier a certes peinte, mais sous les traits des Croisenois, des Luz et autre M. de Rênal, et pour la condamner, pour mettre en garde contre un naufrage annoncé de la civilisation française. Mais manifestement, nos fringants jeunes gens, inaccessibles au doute, ignorent superbement ce Stendhal susceptible d’ébranler leurs belles évidences.

Deux conceptions de l’individu

Le livre est jubilatoire. D’abord, parce que la littérature redevient, grâce à la plume alerte, inspirée et tellement incarnée de Debray – qu’est-ce qu’un homme ? pour notre auteur, « le pot de confiture et le martyr » – un objet de conversation et même de dispute. Les écrivains se retrouvent au centre du jeu, et du jeu politique, en belle fidélité à la patrie littéraire qu’est historiquement la France. Et d’un jeu qui, on l’aura compris, n’a rien de frivole. Ce ne sont pas seulement deux écrivains qui sont en lice, ce sont deux idées de la France, deux idées de l’homme et deux conceptions de l’articulation de l’individu à la patrie. Selon que vous opterez pour l’un ou pour l’autre, non seulement vous déciderez du visage actuel de la France mais, et plus décisif encore peut-être, de son avenir.

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Lecture jubilatoire, et extrêmement féconde, en cela qu’à la faveur de ce duel, Régis Debray expose, d’une manière on ne peut plus claire et distincte, le défi auquel nous sommes acculés et que nous rechignons à prendre à bras le corps : soit laisser la France se décomposer, « s’archipelliser » sous les coups de boutoirs du libéralisme effréné, des « moi-je » vindicatifs et du communautarisme, d’abord musulman, soit s’atteler à la tâche de refabriquer du commun, de refabriquer un peuple.

Jubilatoire enfin, en ce que le livre a du souffle, il entraîne. Debray ne se contente pas de soupirer après une grandeur perdue, après une France qui ne se ressemble plus et qu’on ne reverra plus. Non, il est convaincu que le peuple français est fait pour les grands destins collectifs. Nous nous sommes perdus de vue ? Assurément, mais cela n’a rien de définitif, et précisément, pour Debray, parce qu’il y a Hugo, parce que le lire, c’est sentir monter en soi la sève, recouvrer la foi en une singularité et une vocation françaises.

Du génie français

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Novembre 2019 - Causeur #73

Article extrait du Magazine Causeur




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est docteur en philosophie. Derniers essais: Libérons-nous du féminisme! (2018), Le Crépuscule des idoles progressistes (2017)

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