En 1943, la romancière autrichienne, dans un roman inédit qui paraît ces jours-ci chez Métailié, anticipait l’effondrement du Reich
Le désir récent de lire du Vicki Baum m’est venu de Raphaël Sorin. On se souvient peut-être de ses articles qui dénotaient toujours une passion véritable pour la littérature. Vers la fin de sa vie (il est mort en mai dernier), Sorin avait rejoint les éditions Ring, afin d’y créer une collection qu’il avait voulu baptiser « Grand Hôtel », en référence directe au roman le plus connu de Vicki Baum. Raphaël Sorin s’en était expliqué dans une de ses ultimes interviews, déplorant que la romancière d’origine autrichienne passe désormais pour une femme de lettres presque complètement oubliée. « Pas du tout ! », disait en substance Sorin : « Avec Vicki Baum, nous avons affaire à de la littérature toujours lisible, et même indémodable. » Il désirait la réhabiliter, en compagnie d’écrivains comme Pierre Benoît ou Somerset Maugham, qu’il jugeait aussi intéressants qu’un Stefan Zweig. « Ils écrivaient tous, soutenait Sorin, des histoires passionnantes sur leur époque, agréables et divertissantes. »
Vienne, Berlin et Hollywood
C’est ainsi que, lorsque j’ai appris qu’un roman inédit de Vicki Baum allait bientôt paraître en français, j’ai ressenti une certaine excitation. Le pedigree de la romancière austro-américaine reste des plus intéressants. Il vaut la peine d’être brièvement résumé. Elle est donc née à Vienne en 1888, qu’elle quitte pour Berlin où elle devient écrivain. D’origine juive, elle émigre aux États-Unis en 1931, et s’installe à Los Angeles. Elle continue à écrire des romans, tout en poursuivant une carrière de scénariste à Hollywood. C’est là qu’elle meurt en 1960. Son œuvre la plus connue est Grand Hôtel, composé en langue allemande en 1929, et qui fera l’objet d’un film avec Greta Garbo.
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Le roman qui nous occupe aujourd’hui s’intitule Hôtel Berlin 43. Rédigé, cette fois en anglais, pendant l’été 1943, il sera publié l’année suivante. Dans une préface à une réédition de 1947, Vicki Baum indiquait comment elle avait procédé : « J’amassai sur l’Allemagne la moindre bribe d’information qu’il m’était possible de me procurer… » Ne pouvant évidemment se rendre sur place, elle recourt à des moyens détournés, s’adresse par exemple à des organisations de résistance, réussit à obtenir toute une documentation faite de lettres, de récits de prisonniers et même de témoignages de rescapés des camps. Avec ce matériau, elle acquiert une vision claire de ce qui se déroule alors dans l’Allemagne en guerre.
Stalingrad, le tournant de la guerre
Elle situe l’action de son roman en 1943, tout de suite après la bataille de Koursk, et au moment où commence celle de Stalingrad, qui va durer plusieurs mois. Lorsqu’un second front s’ouvre en Italie, se profile déjà pour l’Allemagne nazie l’éventualité d’une défaite. C’est en tout cas l’opinion de Vicki Baum. Elle n’hésite pas à mettre en scène une gigantesque apocalypse finale, anticipant intuitivement sur des événements postérieurs. Ainsi, elle prévoit le complot des généraux contre Hitler, qui, dans la réalité, n’aura lieu qu’en juillet 1944. De manière générale, malgré quelques approximations mineures, Vicki Baum a deviné avec une grande pertinence comment la guerre évoluerait et se terminerait.
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Hôtel Berlin 43 se présente comme un huis clos. Dans cette même préface, que je citais plus haut, Vicki Baum précisait : « L’hôtel reste pour moi plus ou moins symbolique d’un lieu où se rencontrent toutes sortes de personnes ». Elle ajoute, sur l’hôtel qu’elle a choisi pour cadre de son roman : « Sous le national-socialisme celui-ci était devenu, plus qu’un hôtel pour clients de passage, une annexe semi-officielle du gouvernement, un confortable îlot à l’écart du reste du pays. C’était là que vivait l’élite hitlérienne. » Des responsables politiques y mènent leurs activités, comme le baron von Stetten, travaillant pour le ministère des Affaires étrangères ; des militaires, comme le vieux général von Dahnwitz, héros de la bataille de Koursk, mais déjà en disgrâce, et, de plus, amoureux d’une jeune actrice, protégée du Führer, Lisa Dorn. L’hôtel est envahi d’agents de la Gestapo, car on soupçonne qu’un étudiant contestataire, Martin Richter, s’y est réfugié. Il y a aussi un écrivain, Johannes Koenig, « le grand poète du Reich », et quelques autres personnages insolites, que les hasards de la guerre ont amenés là, de manière tellement improbable. Vicki Baum sait avec une parfaite maestria conduire ses différentes intrigues, leur donner une unité, et faire que chaque personnage devienne le dépositaire d’un drame personnel authentique, quelle que soit sa culpabilité. Les situations peuvent, parfois, paraître plus ou moins légères, comme dans une opérette viennoise, sans cependant le demeurer très longtemps. La gravité du moment historique, en dernier ressort, n’épargne personne ‒ sauf peut-être Lisa Dorn, dont l’extrême innocence présage un meilleur avenir. Elle découvrira, au cœur de l’effondrement général, le véritable amour.
Un mélange de tragédie et de glamour
Vicki Baum tenait sans doute à ce qu’il y ait une part de glamour dans son histoire, même si, dans les dernières pages, elle transporte habilement le huis clos de l’hôtel vers la cave, transformée en abri antiaérien de la dernière chance, lorsqu’un bombardement terrible des Alliés vient frapper Berlin. Pendant de longues heures, au milieu de l’angoisse et des crises de nerfs, les rescapés de tous bords se confrontent les uns aux autres, révélant ainsi, comme dans les pièces de Shakespeare, leur vérité définitive. La romancière parvient à faire passer ici le sentiment d’une société européenne en décomposition, soumise à la bête immonde pour quelque temps encore.
Je crois qu’il faut donner raison à Raphaël Sorin, lecteur avisé, doué de cette grande culture dont on manque tant désormais. Il n’avait pas son pareil pour faire partager le goût des auteurs qu’il aimait. Hôtel Berlin 43 a conservé un petit air désuet plein de charme, qui n’excluait pas pour autant que des choses importantes soient dites. L’excellente traduction de Cécile Wajsbrot apporte beaucoup à cette opportune résurrection.
Vicki Baum, Hôtel Berlin 43. Traduction de Cécile Wajsbrot. Éd. Métailié.
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