Lors des célébrations du 11 novembre, Emmanuel Macron a (involontairement) relancé les polémiques sur Pétain. Afin de mettre les points sur les i, sans complaisance ni anachronisme, l’historien Laurent Joly replace les persécutions antisémites de Vichy dans le contexte de la collaboration avec l’occupant nazi.
Causeur. L’une des thèses centrales de votre livre, L’État contre les juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite (Grasset), peut se résumer ainsi : contrairement à ce qu’écrit Éric Zemmour, Vichy n’a pas « sauvé » les juifs français en acceptant de livrer les juifs étrangers aux Allemands. Comment l’étayez-vous ?
Laurent Joly. L’idée que le moteur de la politique de Vichy était de protéger les juifs français relève du mythe. Un vieux mythe d’ailleurs, que Zemmour remet au goût du jour puisque c’est la justification du chef de l’État français Pétain, du président du Conseil Laval ou du secrétaire général à la police Bousquet : à la Libération, devant leurs juges, tous assurent n’avoir voulu que sauver les juifs français… Mais cette défense ne résiste pas à l’examen de leurs motivations au moment des faits. D’abord, à l’été 1942, Vichy a livré aux nazis des juifs qu’ils ne demandaient pas, à savoir les juifs apatrides (ex-Polonais, Allemands, Autrichiens, etc.) de zone libre, placés sous souveraineté française. Mais, surtout, quand Laval et Bousquet les livrent aux nazis, ils ne le justifient pas en disant qu’ils le font pour sauver les juifs français. Non, ils assument, assurant que c’est l’intérêt de la France de se débarrasser de ces indésirables, ennemis de la Révolution nationale. Précisons enfin que la plupart des enfants livrés étaient nés en France et étaient français à titre définitif. Vichy n’en tient aucun compte. Dès le printemps 1941, le vice-président du Conseil, l’amiral Darlan, s’en félicitait, à l’avance : « Grâce aux Allemands, on va pouvoir se débarrasser des juifs étrangers et des naturalisés » ! Il est vrai cependant que Vichy n’a pas l’intention de tuer les juifs ni de déporter les juifs français enracinés.
Quels sont les ressorts de l’antisémitisme vichyste ?
Vichy exprime un antisémitisme traditionnel qui remonte à l’affaire Dreyfus. De ce point de vue, l’État français perçoit avant tout la « question juive » comme un problème d’étrangers indésirables. L’idée qu’il y a trop de juifs étrangers arrivés en France dans les années 1930 fait consensus dans l’opinion conservatrice. À ce titre, la position du colonel de La Rocque, figure de proue de la droite nationaliste de la fin des années 1930, est révélatrice. Il prône l’expulsion des « indésirables », ainsi que la dénaturalisation au cas par cas des juifs naturalisés ayant « démérité », mais il juge injuste de recourir à un statut des juifs et de s’en prendre aux juifs français. C’est cet antisémitisme avant tout xénophobe qu’un gouvernement autonome français se serait sans doute contenté de suivre. Et c’est ce que Laval prône dès l’été 1940 : Vichy interdit aux naturalisés d’être membres de cabinets ministériels, puis leur ferme l’accès à la fonction publique, aux métiers d’avocat et de médecin. Cela vise les juifs sans les nommer car le régime, estimant que le pays n’est « pas antisémite », hésite à adopter une loi raciale.
Les deux tiers des juifs visés par la rafle du Vel d’Hiv’ y ont échappé
Cette hésitation n’a pas duré longtemps car, dès l’automne 1940, l’État français, imitant les lois nazies de Nuremberg, promulgue un statut des juifs excluant les israélites français de plusieurs professions, un texte que Pétain a personnellement durci, comme l’a montré une vidéo d’archives exhumée en 2010…
Oui, le maréchal Pétain a estimé qu’il fallait éliminer tous les juifs, y compris les anciens combattants, de l’Éducation nationale, et pas seulement les plus hauts fonctionnaires (inspecteurs d’académie, recteurs, etc.). Cela a considérablement aggravé la portée du statut, puisque tous les enseignants juifs, de l’universitaire à l’instituteur, ont été renvoyés. Dans mon livre, je défends l’idée que l’adoption du statut des juifs a largement obéi à une logique d’alignement sur l’Allemagne – dynamique irrésistible, qui s’impose partout en Europe, même dans des pays sans tradition antisémite comme l’Italie.
Si je vous suis, Laval et Bousquet ont redoublé d’ardeur dans les rafles antijuives pour complaire aux Allemands…
Là, on fait un bond vers 1942, et le contexte très particulier du retour de Pierre Laval au pouvoir (avril), puis de l’exigence soudaine des SS concernant les juifs (40 000 qu’ils veulent déporter). Très clairement, à ce moment-là de la guerre, Laval doit plus que jamais donner des gages. Son idée : alimenter à tout prix la politique de collaboration et satisfaire Hitler afin d’obtenir un traité de paix favorable à la France une fois que le IIIe Reich aura conquis tout le continent. Le reste passe par pertes et profits, comme le dit Bousquet : « L’histoire nous donnera raison. »
Dans ce cadre, Vichy tient à ce que ses policiers agissent en pleine autonomie. C’est que, depuis deux ans, au mépris de la convention d’armistice – et donc de la supposée souveraineté de l’État français –, les Allemands s’emparent de dossiers dans les services, prennent des otages dans nos prisons. Bousquet a jugé les rafles « mixtes » franco-allemandes d’août et de décembre 1941 humiliantes pour la police française. Aussi convainc-t-il le général SS Oberg, chef de la police allemande en zone occupée, de l’intérêt de laisser la police française agir seule. Les juifs apatrides seront la monnaie d’échange de Vichy contre le respect de sa souveraineté administrative. C’est ce qui explique que, de manière aberrante, ce soit Bousquet qui ordonne officiellement la rafle du 16 juillet 1942 et que pas un seul Allemand n’y prenne part, alors que tout a été planifié par les SS !
C’est exactement ce qu’a déclaré Emmanuel Macron lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Pourquoi critiquez-vous son discours dans votre livre ?
Le 16 juillet 2017, le président Macron a commémoré les 75 ans du Vel’ d’Hiv’ en dénonçant légitimement l’antisémitisme de Vichy qui l’a conduit à livrer les juifs étrangers. Mais il n’a pas mentionné le contexte d’occupation allemande et a cité plusieurs idéologues antisémites, dont le commissaire général aux questions juives Darquier de Pellepoix qui n’a rien décidé du tout. C’est une erreur que d’imputer les rafles de l’été 1942 à quelques antisémites fanatiques. Les organisateurs et agents de la rafle du Vel’ d’Hiv’ ne sont pas des antisémites, mais des technocrates et des policiers ordinaires. Ainsi, les commissaires aux manettes à l’état-major de la police municipale ont tous été promus sous le Front populaire. D’ailleurs, les républicains centristes que sont Laval et Bousquet détestent les excités d’extrême droite, imposés par les Allemands, comme Darquier…
Si la rafle du Vel’ d’Hiv’ n’a visé que les juifs apatrides, est-ce grâce à Bousquet ?
Non. Dès 1941, les Allemands font le choix de cibler les apatrides, qui présentent l’avantage de n’avoir aucun État pour les défendre. En juillet 1942, le responsable du « fichier juif » à la préfecture de police, André Tulard, assure qu’il y a suffisamment de juifs apatrides pour atteindre l’objectif de 22 000 juifs parisiens, fixé par les SS. Le problème est donc réglé à la satisfaction de tout le monde. Malgré cela, la rafle du Vel’ d’Hiv’ s’est soldée sur un demi-échec. Mon livre révèle que les deux tiers des juifs visés y ont échappé (27 000 fiches d’arrestations pour 9 000 juifs « adultes » arrêtés).
Pourquoi ?
Quelque 13 000 juifs, dont 4 000 enfants, ont été arrêtés. Or, ce sont des policiers ordinaires, pas des militants antisémites, qui ont agi. Beaucoup ont prévenu des juifs qu’ils connaissaient. D’un arrondissement à l’autre, les commissaires ont transmis les ordres de manière très différente, ce qui explique la disparité des résultats. Par exemple, le commissaire du 2e a fait fuiter les informations de sorte que seuls 20 % des juifs de l’arrondissement ont été raflés. Inversement, dans le 12e, le commissaire était sur le terrain, derrière ses hommes, afin de s’assurer que ses ordres étaient exécutés : les arrestations ont touché 63 % des juifs visés.
En huit semaines, à l’été 1942, Bousquet a fait arrêter le tiers du total des juifs déportés
Les organisateurs de la rafle savent-ils qu’ils conduisent les juifs à la mort ?
Bousquet et Laval ne peuvent ignorer que les juifs déportés sont destinés à mourir, mais ils ont choisi de se mentir à eux-mêmes. Dans leur logique, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. À l’été 1942, la BBC diffuse des informations précises sur l’extermination systématique des juifs. En décembre, une déclaration des Alliés annonce que les responsables du génocide (comme on ne l’appelle pas encore) auront des comptes à rendre à la justice internationale. Il y avait vraiment beaucoup d’indices d’une politique criminelle, dont l’ampleur et les modalités (les chambres à gaz) ne seront connues qu’après 1945.
Quand le régime de Vichy commence-t-il à s’émanciper des Allemands ?
Quand le vent tourne. À partir de l’été 1943, sentant la défaite du Reich inéluctable, Laval essaie de gagner du temps, Bousquet retourne sa veste.
Peut-on au moins mettre au crédit de Vichy le fait de ne pas avoir dénaturalisé les juifs devenus Français dans les années 1930, comme l’exigeaient les nazis ?
Mais Vichy a signé en juin 1943 ce fameux décret de dénaturalisation ! Ce sont les Allemands qui mettent alors leur veto à sa publication au Journal officiel, car ils craignent que les juifs concernés leur échappent. Mauvais calcul. Un mois plus tard, le renversement de Mussolini est un tournant de la guerre. Vichy fait machine arrière. Les SS sont furieux. Pour autant, la priorité de la politique allemande reste à l’effort de guerre. Si bien que lorsque les SS décident de traquer directement les juifs, Berlin refuse d’envoyer des renforts à Paris !
Quelques mois plus tôt, en novembre 1942, la zone libre gérée par Vichy a été envahie par les troupes allemandes. Qu’est-ce que cela change pour les juifs ?
C’est une catastrophe, mais aussi une aubaine provisoire. Une catastrophe, parce que dans l’ex-zone libre, Vichy refuse d’appliquer l’étoile jaune, mais édicte une loi qui marque les pièces d’identité et les cartes de ravitaillement. Cette mesure change tout pour le quotidien des juifs, obligés de se faire connaître de l’administration pour se ravitailler. Le choix est terrible : basculer dans la clandestinité ou rester facilement repérables. Mais c’est aussi une aubaine, car l’Italie occupe jusqu’en septembre 1943 une dizaine de départements dans le Sud-Est et protège les juifs contre Vichy et les nazis. Quand les Allemands occupent tout le territoire, c’est la traque des juifs. Darnand remplace Bousquet et Vichy donne l’ordre à sa police d’arrêter des juifs français, comme à Bordeaux.
L’État français pouvait-il faire autrement ?
Le cas danois prouve que oui. Tandis que le Danemark, occupé par le Reich et qui a également fait le choix de la collaboration d’État, refuse de persécuter les juifs, la France de Vichy mène des rafles, parce qu’elle veut se débarrasser des juifs étrangers. Même l’Italie fasciste, malgré l’adoption de lois raciales en 1938, refuse de déporter les juifs. Cela montre que l’on peut être antisémite, persécuter les juifs, mais refuser de collaborer à leur mise à mort. Pour empêcher le pire, en 1942, Vichy avait de multiples ressources : invoquer la convention de La Haye qui interdit de s’en prendre aux populations occupées pour des raisons religieuses, faire valoir que beaucoup de juifs apatrides avaient des enfants français, proposer d’étudier les dossiers au cas par cas (comme il le fera l’année suivante)… Devant un Vichy rétif en juillet 1942, les SS auraient donné leurs ordres directement à la police parisienne, comme en 1941. Beaucoup de juifs auraient été arrêtés, mais Vichy ne se serait pas déshonoré en prenant en charge ces opérations, puis en livrant 10 000 juifs de zone libre.
Bref, ce qui condamne moralement Vichy, c’est d’avoir collaboré de manière aussi active à l’été 1942. En huit semaines, Bousquet a fait arrêter le tiers du total des juifs déportés (26 000 juifs), soit davantage que durant les treize derniers mois de l’Occupation !
À la Libération, les tribunaux d’épuration français sanctionnent-ils les persécutions antijuives ?
Les juges font ce qu’ils peuvent. Alors que la notion de crime contre l’humanité n’existe pas encore en droit français, les magistrats lancent des centaines de procédures pour juger des « collaborateurs » accusés d’avoir réprimé les juifs. Les principaux responsables du Commissariat général aux questions juives sont lourdement condamnés. Le directeur de la police municipale qui a dirigé la rafle du Vel’ d’Hiv’ écope de huit ans de travaux forcés, le préfet de police est condamné aux travaux forcés à perpétuité, et des dizaines de policiers antijuifs sont jugés. Mais beaucoup passent entre les gouttes : ceux que j’appelle les « antisémites de bureau », tels les responsables administratifs des « fichiers juifs », de Drancy, ceux qui ont donné des ordres criminels sans se salir les mains.
Traduit en Haute Cour de justice, comment Bousquet s’en sort-il ?
Bousquet promène le juge chargé de son instruction, puis les jurés de la Haute Cour. Puisqu’il n’est pas issu de l’extrême droite et n’a jamais adhéré à un parti de la collaboration, il bénéficie d’un préjugé favorable. En prime, il se présente comme un « déporté », tandis qu’en réalité, Oberg l’a envoyé se mettre au vert dans une villa en Autriche… Alors que le Parti communiste appelle à l’exécuter en 1944-1945, Bousquet fait jouer ses brillants avocats et son carnet d’adresses. L’instruction traîne en longueur. Quand il est jugé en 1949, en pleine guerre froide, les parlementaires communistes ont déserté la Haute Cour et Bousquet bénéficie du soutien de ses amis radicaux. C’est ainsi qu’il est acquitté. Avec le recul, cet acquittement apparaît comme l’un des plus grands ratés de l’épuration.
L'État contre les juifs: Vichy, les nazis et la persécution antisémite
Price: 20,90 €
26 used & new available from 13,73 €