Vian, Chaland, Marmin, Mocky et les autres
La casse culturelle est en marche ! Les acteurs, les auteurs, les musiciens, les chanteurs, les galeristes, tous à la trappe, pour combien de temps encore ? Cette pandémie rappelle à tous ceux qui ricanent quand les artistes sont touchés de plein fouet que l’écrivain ou le metteur en scène, le choriste ou le sculpteur, le danseur ou le photographe sont des agents économiques comme les autres.
L’âge des rêves d’adolescents
Ils ont des loyers à payer, des familles à nourrir, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, ils font même leurs courses dans les supermarchés en périphérie des villes et le plein d’essence, voire de gazole, de leurs monospaces fatigués. Les artistes ne disposent pas d’un filet de sécurité ou d’une carte alimentaire, d’une protection gouvernementale et d’une autorisation de déplacement à vie. Ils ont choisi une voie précaire et instable à l’âge des rêves d’adolescents, ils ont tenté un difficile pas de côté, préférant au salariat, les affres de la création.
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Bien avant le déferlement de cette crise sanitaire, ils avaient déjà pleinement conscience que vivre de son art, est un luxe, un privilège, une « fantaisie », une manière de narguer le système et de s’extraire un peu de cette foule anonyme. Doit-on pour autant les abandonner ? Les blâmer d’avoir opté pour cette dissidence ?
Joute oratoire et musicale
Le 10 octobre dernier, et certainement pour la dernière fois de cette année 2020, je me suis rendu au théâtre des Blancs-Manteaux, assister à un spectacle amateur sur le centenaire de Boris Vian intitulé « Q… comme Vian, « littéralement et dans tous les sens » ». Amateur et éclairé. Amateur et foudroyant d’inventivité. Amateur et puissamment interprété. Amateur et d’une belle couleur rougeoyante d’automne. Et pourtant, je portais, ce jour-là, un masque sur le visage. Mes lunettes s’en souviennent encore.
Les conditions n’étaient pas totalement réunies pour profiter de cette joute oratoire et musicale. Au bout de quelques minutes, j’avais oublié le masque et me suis laissé porter par les mots indisciplinés de Vian qui ricochaient sur les murs d’une salle troglodyte. Nous n’étions plus dans un Paris confiné et sous couvre-feu administratif mais, à Saint-Germain-des-Prés, dans cet après-guerre où la joie gamine et les peines indicibles entament un bebop endiablé. Avec Vian, la danse macabre est toujours une façon de survivre, de provoquer la mort.
Les textes de cette pièce ont été admirablement choisis par Blandine Pilhion, formée au cours Florent et ancienne élève du Conservatoire de Vincennes. Cette tragédienne-née a la fêlure des grandes actrices des années 80, j’ai pensé à Fabienne Babe en la voyant se débattre avec cette langue onirique et expulser son malheur à la sueur de ses gestes. La poésie du désespoir avait trouvé sa muse. Jamais banale, évoluant sur une ligne de crête des sentiments, partagée entre le rire et les larmes, cette actrice tantôt possédée, tantôt lumineuse mérite d’être vue et revue. Dans ce voyage au pays de Vian, elle partage l’affiche avec deux musiciens professionnels de talent, primés et reconnus, qui délaissent parfois leurs instruments pour jouer des saynètes tordantes. Estelle Thomès Leloup à la clarinette et Nicolas Vergne au piano sont parfaits de rigueur et de drôlerie. Ces trois-là s’amusent et nous divertissent intelligemment. À la fin du spectacle, le plaisir partagé du public ne faisait pas oublier l’actualité et les incertitudes des mois à venir.
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Cinéphilie vagabonde
Des dates qui s’annulent, c’est le lot des professions aventureuses. Le trio est dans l’attente de reprendre le chemin de la piste aux étoiles. Les oubliés des arts et des lettres sont partout. Que penser des livres reçus dans les derniers jours d’octobre et qui ne verront pas la lumière des vitrines (avant plusieurs semaines) ? Quel gâchis ! J’ai entre les mains Cinéphilie vagabonde de Michel Marmin aux éditions Pierre-Guillaume de Roux et je me régale de ce dictionnaire érudit, inflammable et non-aligné. Je partage notamment la conviction de son auteur que Jean Richard fut le meilleur des Maigret à la télévision. Le critique cinéma nous dit pourquoi. La valeur documentaire de ces feuillerons était tout simplement admirable de justesse. C’est la France sans artifice qui défilait sous nos yeux, Paris et sa teinte grise nostalgique, les pavés y luisaient encore et le commissaire vieillissait à l’écran comme s’assouplit une paire de charentaises. Il y a tant de livres dont j’aimerais encore vous parler comme de la reparution des œuvres complètes de Chaland chez les Humanoïdes Associés et son chef d’œuvre F.52 aux traits architecturés et au style limpide. Ou encore de la sortie en DVD de « Rouges étaient les lilas », un film récent de Jean-Pierre Mocky avec un casting d’actrices indomptables : Alice Dufour, Delphine Chaneac, Marianne Basler, Grace de Capitani et Dominique Lavanant. Soutenons-les tous !
Pour plus d’informations sur le spectacle Boris Vian : Association « Les Arts, Les Sens » 18 Place de l’église 28310 Trancrainville / lesclefs@gmx.com estelle.leloup@sfr.fr
Cinéphilie vagabonde de Michel Marmin aux éditions Pierre-Guillaume de Roux
Chaland – œuvres – Volume 2/2 – Les Humanoïdes Associés
Rouges étaient les lilas de Jean-Pierre Mocky – DVD ESC éditions
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