Chanonat, 1982. J’avais dû assez mal me comporter pour que ma rédaction me dépêche en Auvergne enquêter sur les bals des pompiers. D’Ambert à Issoire, de Riom à Thiers, le pompier auvergnat n’est pas ce que Dieu a posé de plus glamour sur la terre. On n’en fait pas des calendriers et si, par malheur, le feu vient à incendier la moindre grange, personne ne se précipite au dehors pour admirer le corps des sapeurs ardant à l’effort. C’est qu’en Auvergne les pompiers ne sont pas de solides et mâles gaillards, arborant leurs vingt ans et leurs muscles saillants. On les choisit bien vieux, un peu secs, le casque mal ajusté sur leur tête chenue. Si l’un d’entre eux tombe, il brûle comme le premier fétu venu et sa veuve se console à l’idée qu’elle ne se ruinera pas en coûteux enterrement.
Le pompier auvergnat ne présente qu’un seul intérêt : une fois l’an, il organise un bal. Un vieux chapiteau, une estrade improvisée et, par-dessus, une brigade toute entière de sapeurs qui essaient de tirer des sons d’instruments qui ne leur ont rien fait. Sur la piste, une population passablement avinée esquisse des pas de ce que l’on croit être une danse. Il ne faut pas tenter le rock quand on ne sait que la bourrée.
Je m’étais commencée à la Gentiane et je finissais ma deuxième bouteille de Saint-Pourçain, quand un grand escogriffe vint se planter devant moi. Son corps de squelette était couronné d’une tête assez ridicule. Un pantalon à pattes d’éléphant, une chemise à jabot surmonté d’un nœud papillon grotesque, une trop petite veste en tweed étaient censés l’habiller pour l’occasion. Le plus ahurissant est que cet être ridicule était doué de la parole et n’hésitait pas à le montrer.
– Bonchoir, Madame. Je chuis l’accordéonichte de la brigade des chapeurs-pompiers de Chanonat et che ne chèche (du verbe checher) de vous regarder depuis que vous êtes entrée. Puis-che m’acheoir à vos côtés ?
– Ah non, le chuintant ! Il ne s’assied pas à mes côtés. Ou alors il va me chercher une bouteille de Saint-Pourçain. Et fissa.
Il s’exécuta. Cinq minutes plus tard, il revenait, une bouteille de rouge à la main.
– Ch’ai remarqué votre petit acchent, me dit-il en remplissant mon verre. Vous n’êtes pas de Chanonat ?
– Non, non. Je suis allemande.
Il essuya une larme et me raconta, d’une voix émue, qu’il avait dix-sept ans quand les Allemands défilèrent sur les Champs-Elysées. Puis, il s’enfila un verre.
– C’est assez dommache qu’il ne cherve pas à mancher ichi. Vous chavez qu’avec le Chaint-Pourchain, il n’y a rien de mieux que les œufs brouillés. Aimez-vous les œufs brouillés ?
Il était bien gentil, le fou chuintant. Mais il commençait à me les brouiller, les œufs. Je fis alors ce que je fais en pareille occasion : je me réfugiai dans un éthylisme absolu, mais toujours digne. Quand il revint avec la huitième bouteille de Saint-Pourçain, je n’entendais même plus ce qu’il me disait. Le type me semblait avoir une fêlure au casque : il disait avoir été président de la République, bien aimer les grands Blacks et les diamants, rêver de faire le tour du monde en avion renifleur. Plus ça allait, plus il divaguait.
Le moment vint où il s’aventura à poser la main sur la mienne et à me regarder au fond des yeux. C’est précisément le moment que je choisis pour me lever, prétextant devoir me refaire une beauté. J’étais déjà dehors qu’il me rattrapa.
– Princhèche, princhèche ! hurlait-il. Puis-che vous appeler ma princhèche ?
– Vas-y, le bougnat, si ça te fait plaisir.
– Vous êtes ma princhèche ! Che vais le dire, le chanter à l’accordéon et peut-être même un jour l’écrirai-che.
– Oui, c’est ça, écris-le.
J’étais déjà loin que je l’entendais crier « Au revoir, Princhèche », dans la brume d’Auvergne.
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