Engagé dans une folle course aux entrées, le château de Versailles ploie depuis des années sous le poids du nihilisme touristique. Il aura fallu l’irruption d’un virus pour que ce joyau soit rendu aux Versaillais.
Pendant le confinement, les moments de grâce se sont multipliés au pied du château de Versailles. En haut de la rue des Réservoirs, entre le théâtre inauguré en 1777 par la sulfureuse Mademoiselle Montansier, et qui porte à présent son nom, et la chapelle royale recouverte d’une bâche en trompe-l’œil car en restauration, les riverains ont pu assister à des bagarres de chats au bon milieu de la chaussée, ouvrir grand les fenêtres – pour ceux qui, vivant au rez-de-chaussée, sont privés de ce plaisir en temps normal – et, enfin, écouter le silence, seulement interrompu par les trilles et trémolos des oiseaux. On a observé des biches aux alentours de la pièce d’eau des Suisses. La terminaison en cul-de-sac du boulevard de la Reine, d’habitude investie pas des Parisiens et pique-niqueurs venus des banlieues, a pris l’allure d’un terrain de jeu où on distinguait nettement les familles en train d’abuser gentiment de l’autorisation de sortie d’une heure. Face au Trianon Palace, les enfants jouaient au foot comme dans un village. Charlotte, 50 ans, Versaillaise de souche, verse une larme. Il y a vingt ans, rappelle-t-elle, le bosquet de la Reine était réservé aux Versaillais, qui aimaient y emmener leurs enfants. Le projet de l’ouverture de cette partie du parc du château aux touristes avait même provoqué des manifestations – restées sans effet. Désormais, comme tout le monde, les Versaillais doivent payer pour y accéder. Et si, jusque dans les années 1990, il était difficile, faute d’établissements, de se restaurer à Versailles, le provincialisme contribuait à préserver cet entre-soi dont personne ne semble se plaindre ici et que l’on retrouve provisoirement à l’abri de frontières fermées.
« Versailles aux Versaillais ! »
Ce qui a mis fin à cette douce quiétude, c’est évidemment le tourisme. L’afflux ininterrompu observé ces dernières décennies inspire des cris d’exaspération aux habitants. « Versailles aux Versaillais ! » Si 80 % des visiteurs sont de nationalité étrangère, ce sont les Chinois débarqués de leurs autocars (premier contingent national avec 11 % des entrées en 2015) qui aimantent la colère des autochtones. Seraient-ils victimes de préjugés ?
Le château de Versailles a dépassé la barre des 8 millions de visiteurs en 2018
Aristote distinguait entre le pléthos et le démos : d’un côté, une masse grégaire, inculte, sinon bestiale, et de l’autre, l’agrégat des consciences unies dans l’amour de la liberté et de l’ordre. Les Versaillais, qui se fient à ce qu’ils observent au quotidien plutôt qu’aux études de marché, éprouvent au quotidien cette antique distinction. En effet, selon Atout France (Agence de développement touristique de la France), un touriste chinois moyen affiche un profil socioprofessionnel élevé ; il est jeune, citadin, généreux dans les dépenses de luxe, mais aussi très soucieux de découvrir le patrimoine culturel français. Cela n’adoucit guère les jugements des riverains. « Quel bonheur de ne plus les voir improviser les toilettes devant ma fenêtre ! » lâche Charlotte, irritée. Son voisin grogne contre les boutiques de produits détaxés dont les habitants ne profitent pas, tout en étant obligés de supporter les attroupements bruyants de la clientèle chinoise, friande de nos parfums et valises à roulettes haut de gamme : « Regardez, tout est écrit en chinois ! Ma foi, on se croirait à Canton ! » On est loin de la grande passion chinoise pour la France, avec son romantisme – certes, stéréotypé par ce que Walter Lippmann appelait « des images dans les têtes » –, sa richesse artistique et sa gastronomie. D’ailleurs, on ne croise presque jamais ces Chinois dans les commerces et les restaurants de la ville, sauf dans ceux qui leur sont réservés. Cependant, ils ne sont pas les seuls à snober, faute de temps et d’informations, la ville, ses marchés, ses épiceries fines – et ne parlons pas des musées. Selon les chiffres avancés par la mairie en 2013, à peine 8 % des touristes flânaient dans le quartier Saint-Louis et 5 % dans celui de Notre-Dame. « On voit de plus en plus d’étrangers, mais ce sont des touristes individuels, pas les Chinois qui ont trois jours pour visiter toute l’Europe. Alors, ceux-là ne nous manquent pas », ironise Alain, traiteur installé dans les halles du marché Notre-Dame.
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Le « saccage festif »
Tous ceux qui vivent à proximité des sites hyper fréquentés de France partagent le sentiment de dépossession de leur territoire qu’éprouvent les Versaillais, et que la géographe Maïe Gérardot décrit comme « une situation dans laquelle le rythme du touriste est dominant, organisant et structurant le lieu, transformant son esprit et excluant les autres rythmes ». Quiconque a essayé de traverser la magnifique place d’Armes, devant le château, transformée en gigantesque parking pendant la haute saison, ou tenté de prendre le RER entre Versailles-Château-Rive gauche et Paris pendant les heures de fermeture du château (quand les trains sont rares) s’en souvient longtemps.
Or, s’il désole les habitants, le succès phénoménal de « l’entreprise de saccage festif », heureuse formule de Philippe Muray pour décrire le tourisme de masse, est considéré par les administrateurs du château comme une éclatante victoire qu’il convient de prolonger et d’intensifier sans relâche. Toute leur énergie est dirigée vers un seul objectif, faire progresser la fréquentation, déjà très excessive : le château de Versailles a dépassé pour la première fois la barre des 8 millions de visiteurs en 2018, dans la droite ligne d’une année touristique record pour les monuments franciliens, qui ont vu passer 50 millions de visiteurs. Catherine Pégard, reconduite à la présidence du château, a été chaudement félicitée pour le redressement de la billetterie après la chute due aux attentats de 2015.
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Vers la fin du tourisme globish ?
Cependant, on a quelques raisons d’espérer que le coronavirus et les mesures sanitaires qu’il impose mettent un terme provisoire à la folle course aux entrées dans laquelle sont engagés les grands musées et sites français, tous rêvant d’égaler le Louvre et ses 10 millions d’amateurs de selfies devant La Joconde.
Aude de Kerros, critique d’art et auteur de Art contemporain, manipulation et géopolitique : chronique d’une domination économique et culturelle (Eyrolles, 2019), table audacieusement sur la fin de l’utopie du global. « Personne ne voyagera plus, si c’est pour voir ce qu’on trouve partout », nous assure-t-elle. La tonitruante opération de séduction du public, lancée sous la présidence de Jean-Jacques Aillagon (2007 à 2011) et qui consiste à « sortir Versailles du cliché » en l’ouvrant notamment aux artistes contemporains les plus controversés pour ne citer que Jeff Koons, pourrait tourner court. Qui voudra passer plusieurs heures dans un avion, plus cher, plus compliqué à prendre, pour se retrouver face à des produits douteux du marché globish de l’art contemporain, qui rompent l’harmonie atemporelle qu’on vient en principe chercher dans des lieux tels que l’ancienne demeure des rois de France ? La digitalisation des collections, bien entamée avant la pandémie et accélérée pendant le confinement quasi planétaire, retiendra probablement un bon nombre de précautionneux devant leurs écrans. Une initiative comme « Mai au musée », lancée par Arte en partenariat avec le musée du Louvre, le musée d’Orsay, le Grand Palais et le château de Versailles, et mettant en libre accès pendant un mois les documentaires sur les plus belles expositions et les pièces exceptionnelles de ces sites, ne satisfait pas notre besoin de « voir », mais redonne aux plus sensibles le goût d’approcher les œuvres autrement que par le prisme d’une foule.
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Quels que soient les efforts des administrateurs du Château pour faire revenir le chaland après la réouverture le 6 juin, les circonstances resteront encore un moment favorables à la baisse de fréquentation. De plus, les nouveaux circuits de visite aménagés en fonction des exigences sanitaires, de sorte à éviter les croisements des flux, promettent de mettre fin à des aberrations, dont les 40 000 visiteurs quotidiens dans la seule chambre du roi restent le symbole.
« Avec le château de Versailles, c’est un peu le même problème qu’avec la vaisselle de Sèvres : si vous ne vous en servez pas, un jour vous vous apercevez qu’on vous l’a volée. Si, au contraire, vous en faites un usage fréquent, vous courez le risque de la casser », philosophe Olivier de Rohan-Chabot, président de la Fondation pour la sauvegarde de l’art français et président d’honneur de la prestigieuse Société des amis de Versailles. Soucieux d’éviter la casse face au nihilisme touristique omniprésent, certains sites ont d’ores et déjà résolu le problème – après la fermeture d’une dizaine de tombeaux de la nécropole de Louxor aux visiteurs en 2011, le public a été de nouveau admis à pénétrer jusqu’au cœur du caveau qui héberge désormais… une réplique de la tombe de Toutankhamon. Sans recourir à des moyens aussi extrêmes, il serait judicieux, selon Rohan-Chabot, d’inciter les touristes à porter leur attention sur les salles de l’Empire ou de la Restauration, habituellement désertes. En attendant, les protections en plexiglas empêchent les amateurs de souvenirs gratuits de repartir avec un bout de mosaïque de bois arraché à l’aide d’un trousseau de clés. Et, à défaut d’une gestion plus raisonnable qui limiterait drastiquement le nombre de visiteurs, on peut encore compter pour quelque temps sur les vertus dissuasives du virus pour garder les cars de touristes loin de Versailles.
© Hannah Assouline
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