On pensait qu’avec la mort de Jean-Paul II, pape cathodique autant que catholique, le Vatican et le destin de l’Eglise catholique apostolique et romaine ne feraient plus les gros titres que de La Croix ou de Radio Notre-Dame. Eh bien on s’est trompé. Mais depuis l’élection de Benoît XVI, la fascination pour le pape s’est muée en méfiance et souvent en défiance. Ce retournement de l’opinion, catholique mais pas seulement, révèle un énorme malentendu : depuis Jean XXIII et le concile Vatican II – et surtout depuis qu’un prélat polonais a été élu au siège de saint Pierre – beaucoup avaient rangé le pape dans le camp des droits de l’homme et s’étaient persuadés que l’Eglise catholique s’était convertie à la religion du Progrès.
Les dernières controverses au sujet de l’évêque négationniste et surtout autour de la question du sida et des préservatifs montrent que ce malentendu repose, en particulier en France, sur une méconnaissance totale de la mission de l’Eglise. Vu de Rome, le combat à mener se trouve en Amérique du Sud, et notamment au Brésil, premier pays catholique du monde avec 125 millions de fidèles. Or, la proportion d’habitants se définissant comme catholiques y est passée de 89 % en 1980 à 74 % en 2000. Dans le même temps, le nombre de Brésiliens se réclamant de l’Eglise évangélique s’est envolé de 7 % à 15 %. Au-delà du Brésil, la « part de marché » des Eglises protestantes s’élève à environ 20 % au Chili et à presque 30 % au Guatemala. En Argentine, 10 % environ de la population revendique son appartenance au mouvement évangélique. En conséquence, les divisions du Vatican qui pouvaient mobiliser 85 % des 350 millions de latino-américains en 2000, ne représentent plus que 70 % de la population.
Les raisons de l’engouement pour les Eglises évangéliques (qui, bien que protestantes n’ont pas grand-chose à voir avec la sévérité calviniste) sont connues : elles proposent une religion pleine d’émotion reposant sur un fort sentiment d’appartenance à une communauté plutôt que sur un dogme ou un contenu intellectuel sophistiqué. Elles parviennent ainsi à séduire des populations laminées par l’éclatement des sociétés sous les coups des crises politiques, économiques et sociales répétées. Le plus frappant est que leur expansion fulgurante n’est nullement entravée – et peut-être même encouragée – par leur conservatisme en matière sociale et morale. Cela n’a pas échappé aux stratèges de Rome.
En Amérique latine, les Eglises évangéliques ont su séduire à la fois les pauvres et les classes moyennes bien mieux que n’avait su le faire « la théologie de la libération », dont les thuriféraires des années 1960 entendaient capter l’enthousiasme populaire suscité par la figure de Che Guevara et l’idée de la Révolution. Dans les années qui ont suivi Vatican II, Rome a même manifesté une certaine bienveillance à l’égard de ces expérimentations, même si une décennie auparavant le mouvement autrement ambitieux des prêtres-ouvriers avait été supprimé par Pie XII, marquant ainsi les limites de la tolérance du Saint-Siège.
Depuis, l’écroulement des régimes socialistes a fait presque disparaître toute initiative catho-marxiste. Aujourd’hui, pour l’Eglise, le danger ne vient pas de la gauche révolutionnaire mais des Eglises évangéliques.
Le personnage de Mgr Claudio Hummes, cardinal d’origine brésilienne, est symptomatique de cette évolution. Prêtre d’une paroisse de la banlieue ouvrière de São Paulo dans les années 1970, il s’était fait connaître par des prises de position hardies, notamment par son soutien à un jeune militant syndicaliste, Luiz Inacio Lula da Silva, l’autorisant même à prononcer des discours dans son église.
Quelque trente ans plus tard, en 2000, on entend de nouveau parler du prélat, promu depuis archevêque de São Paulo par Jean-Paul II. Mais les temps ont changé. Valeriano Paitoni va en faire l’amère expérience. Curé d’Imirim, une paroisse pauvre du nord de Sao Paulo, il a fondé, avec l’aide financière de ses ouailles, trois centres d’hébergement qui accueillent alors 33 séropositifs et malades du sida, dont 22 enfants. Indigné par les tests de dépistage secrètement exigés, selon lui, des candidats au sacerdoce par certains séminaires brésiliens, il a, pour couronner le tout, pris l’habitude de distribuer des préservatifs à ses paroissiens les plus démunis. Mgr Hummes, son supérieur hiérarchique, condamne aussitôt, avec l’aval de l’archevêque de Rio et « en communion avec le Pape et l’Eglise » les idées défendues par le père Valeriano. L’année suivante, Mgr Hummes critique un ministre brésilien qui avait renforcé le plan national d’éducation à la contraception. Fin 2006, Benoît XVI le rappelle à Rome et le nomme préfet de la Congrégation pour le Clergé, chargée notamment de la formation du clergé et de celle des fidèles (catéchisme).
Dans ces conditions et contrairement à ce que j’ai écrit, les choix de Benoît XVI sont peut-être dictés par la tactique politique autant que par la rigueur théologique. Il sait que l’avenir de sa multinationale ne se joue ni sur les rives du Tibre ni sur celles de la Seine mais en Amérique du sud, en Afrique et en Asie face aux nouvelles Eglises. Cette évolution semble avoir été bien comprise à la fois par les chefs de l’Église catholique et par certains croyants, comme on peut le constater par l’essor des charismatiques, sorte de « pentecôtisme catholique » agrémenté d’un fervent culte marial.
Rome peut regagner du terrain en s’appuyant sur ces mouvements mais continue à leur vouer une certaine méfiance. Sa stratégie s’appuie d’une part sur une défense de la morale sexuelle traditionnelle (contre le divorce, la contraception, l’avortement et l’éducation sexuelle à l’école), d’autre part sur celle des privilèges du catholicisme face à la concurrence évangélique. Les prises de position de Benoît XVI sur la contraception et l’avortement ne visent pas à lui gagner la sympathie, de toute façon temporaire, d’intellectuels mécréants, de faiseurs d’opinion parisiens ni même celle des évêques de France. Il a entendu le message venu d’ailleurs : ce que veulent les chrétiens d’Amérique latine, les participants des JMJ et les charismatiques, ce n’est pas une Réforme bis. C’est une Contre Réforme.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !