Comme chez nos voisins européens, la cocaïne est désormais disponible à prix cassé dans nos villes et nos campagnes. Importée en gros, elle a cessé d’être un produit de luxe. Mais son inquiétant pouvoir de corruption et de destruction, lui, n’a pas diminué.
La vie est chère ? Tout augmente ? Pas forcément. De 150 euros au détail il y a quelques années, le gramme de cocaïne se négocie aujourd’hui entre 60 et 80 euros à Paris. Face à la hausse de prix de l’énergie et des matières premières, la cocaïne, jadis produit de luxe, se démocratise.
L’augmentation des saisies en témoigne : dans le port d’Anvers, en 2022, la police a saisi 110 tonnes de cocaïne. En 2015, c’était moins de 16 tonnes. Ces chiffres témoignent moins de l’amélioration des performances policières contre le trafic que de l’explosion du marché : l’Europe est le nouvel eldorado des trafiquants de cocaïne.
Yann Bastière, représentant de SGP Unité Police explique le mécanisme à l’œuvre : « Le marché de la cocaïne aux États-Unis est saturé. Dans le même temps, la production explose. En Colombie, premier pays producteur, les surfaces ensemencées ont augmenté de 43 % en 2021 par rapport à 2020. Trouver de nouveaux débouchés est une nécessité vitale. Pour que ces marchés soient rentables, il faut pouvoir écouler de grandes quantités de drogue. Voilà pourquoi l’Europe et son importante classe moyenne sont la cible privilégiée des trafiquants depuis quelques années. Voilà pourquoi les prix sont en baisse tandis que la qualité augmente : il faut conquérir et fidéliser de nouveaux consommateurs. »
Des arrivées massives et peu contrôlées
La porte d’entrée de la drogue, ce sont les grands ports de conteneurs, comme Anvers, Rotterdam ou Le Havre. Un autre acteur est déterminant dans le cas de la France : la Guyane. Sa frontière avec le Suriname, narco-État et plaque tournante du trafic de la cocaïne colombienne vers la France, en fait un véritable « narco-département ». Selon une source policière, « la frontière avec le Suriname, très peu contrôlée, ressemble aux Champs-Élysées en matière de fréquentation, surtout à l’approche des deux rotations quotidiennes de l’aéroport de Cayenne vers la France. À chaque contrôle, on attrape trois ou quatre mules, mais on sait très bien que ce n’est que la pointe immergée de l’iceberg. Plus il y a de mules, alors que les effectifs de douane sont limités, plus un grand nombre passe entre les mailles du filet. Ils se moquent de perdre trois ou quatre mules si sur chaque voyage ils en font passer des dizaines d’autres. » Et ce fonctionnaire longtemps chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants de raconter : « Un jour, nous avions décidé de faire un contrôle exhaustif et inopiné d’un avion. Même en prenant la décision le plus tard possible, le pouvoir de corruption des trafiquants est tel que l’info a fuité malgré tout. Eh bien, sur un avion de 250 personnes, une quarantaine de personnes ne se sont pas présentées à l’embarquement alors que les billets n’étaient plus remboursables. »
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Le gros du trafic vers l’Europe reste néanmoins transporté par conteneur. Dans le cas emblématique d’Anvers, seul 1,5 % des 12 millions de conteneurs débarqués sont analysés. De source policière, on estime que seulement 10 % de la drogue transitant par ce biais serait interceptée. Pour les trafiquants, cette perte est acceptable au vu des énormes bénéfices : le marché de la cocaïne à Anvers est estimé à plus de 50 milliards par an, soit 10 % du PIB de la Belgique.
Terreur et corruption
« Les trafiquants connaissent parfaitement le fonctionnement des ports. Ils planquent notamment la drogue dans des conteneurs de produits périssables, car ceux-ci doivent être débarqués très vite et ne peuvent être stockés. Mais surtout, ils disposent de tellement d’argent qu’ils n’ont pas de mal à corrompre des dockers, des douaniers, des policiers… Et si la corruption ne marche pas, il reste la terreur », raconte Fabrice Rizzoli, président de Crim’Halt. À Anvers, la violence générée par le trafic de drogue a ainsi débordé du port sur la ville, pour finir par gangrener le pays. La situation est devenue d’autant plus incontrôlable que les autorités ont longtemps refusé d’investir dans des systèmes de caméras performants ou des portiques à scanners. Facile d’accès, le port est devenu le terrain de jeu de la « Mocro Maffia », cette mafia marocaine qui sévit dans le nord de l’Europe, notamment en Belgique, aux Pays-Bas ou dans le nord de la France, régions où beaucoup d’immigrés issus du Rif se sont installés depuis les années 1960. En effet, l’arrivée de la cocaïne s’appuie sur les réseaux déjà existants, et notamment ceux du cannabis. Selon Yann Bastière, « il existe une joint-venture entre mafias italienne, marocaine et corse, et les producteurs sud-américains. Une des preuves de ces liens structurels se trouve au Maroc. On y saisit en effet de plus en plus de cocaïne alors que le Maroc n’est pas producteur. Le produit y arrive, car il emprunte les routes du trafic de cannabis et est distribué par les mêmes acteurs. »
En France, le port du Havre s’est imposé rapidement comme une porte d’entrée importante pour la cocaïne. En 2021, 10 tonnes de cocaïne ont été saisies, une augmentation de 164 % en un an. Comme à Anvers, corruption et violences ont organisé l’emprise mafieuse sur le port et les dockers sont en première ligne. L’organisation particulière des ports et le règne de syndicats tout-puissants qui imposent leurs normes empêchent l’installation de caméras, imposent un accès libre aux conteneurs par les dockers, font de ceux-ci des agents incontournables pour récupérer la marchandise. Une source policière nous a confirmé que, « sans la complicité de dockers, faire sortir la drogue est impossible. D’ailleurs, un certain nombre d’entre eux se retrouvent devant la justice suite à des affaires de corruption. Cela permet de se faire une idée des sommes offertes par les trafiquants. 10 000 euros pour un prêt de badge, 50 000 euros au grutier pour déplacer un conteneur… Difficile de résister à de telles tentations. »
L’appât du gain n’explique cependant pas tout. Selon Yann Bastière, « l’extrême violence des trafiquants et leur détermination mettent une pression énorme sur les employés des docks, les douaniers et les policiers. Au Havre, des dockers ont été enlevés et séquestrés, leurs familles ciblées. Et il y a une disproportion entre les moyens affectés au contrôle et à la police, et ceux des trafiquants. » Depuis que les polices belges, françaises et néerlandaises ont réussi à s’introduire dans la messagerie Sky ECC utilisée par des réseaux mafieux, elles sont tombées sur des vidéos de chambres de torture, de personnes démembrées et passées au hachoir. De quoi décourager l’honnêteté. Le port du Havre a déjà connu des enlèvements et son premier mort. En 2020, le corps d’Allan Affagard, docker et syndicaliste CGT, a été retrouvé derrière une école. Il avait été soupçonné d’avoir facilité la sortie de cocaïne du port et mis en examen pour cela. Des accusations qu’il avait toujours récusées.
Le pouvoir des trafiquants
Aux Pays-Bas, la princesse héritière et le Premier ministre sont directement menacés de mort par les trafiquants. En Belgique, c’est le ministre de la Justice qui est ciblé. Mais si des menaces réelles pèsent sur la classe politique, l’inquiétude réside aussi dans sa corruption potentielle. Avec des enjeux et des moyens colossaux, les réseaux mafieux ont besoin de développer des liens avec les élus à tous les niveaux. Certes, peu d’affaires ont éclaté, mais les spécialistes pensent que l’histoire retentissante qui a éclaboussé la ville de Saint-Denis, où une demi-tonne de cannabis était entreposée dans le centre technique municipal, n’est peut-être pas si exceptionnelle. La relative impunité dont a bénéficié l’employé durant le temps qu’a duré ce trafic interroge sur l’aveuglement des élus et la grande mansuétude de la hiérarchie.
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On peut citer aussi le cas de Florence Lamblin, élue EELV et adjointe au maire du 13e arrondissement, accusée d’avoir aidé au blanchiment d’argent lié au trafic de drogue, ou encore de Nicolas Jeanneté, directeur du parti Nouveau Centre et conseiller de Paris, accusé de trafic de stupéfiants, de Mélanie Boulanger, maire PS de Canteleu et de son adjoint chargé du commerce, accusés d’avoir été sous l’emprise de trafiquants de drogue et de leur avoir « facilité » la vie. Comme dans le cas des personnels portuaires, le ciblage des élus pourrait s’avérer d’autant plus « rentable » que les menaces de mort des caïds de la drogue sont crédibles, durables et suivies d’effets, là où la protection policière peut apparaître limitée et défaillante.
En attendant une réaction à la hauteur des périls encourus, les spécialistes du marché de la drogue alertent : « Quand la production augmente et que les prix sont quasiment divisés par deux, on constate un rajeunissement et une massification des consommateurs. […] Pour s’en procurer, il suffit de taper “livraison de cocaïne” sur Twitter ou Snapchat par exemple, cela permet d’obtenir un numéro fonctionnant sur WhatsApp, qui vous livre chez vous dans l’heure », raconte Yann Bastière. L’ubérisation du deal fonctionne à merveille. Pour notre malheur collectif.