Avouez-le : vous ne connaissez pas l’art de l’Europe de l’Est. Vous ne l’avez jamais connu, en fait. Vous ne sauriez citer un seul nom d’artiste venant de l’Est. Pas un seul.
Une « meilleure » et une « moins bonne » Europe
Eh bien, ce n’est pas grave. Détendez-vous. Ce n’était pas une question piège de « Qui veut gagner des millions ? » Nous sommes dans le salon de Causeur et non pas sur un vulgaire plateau de télé. Ne connaissant pas l’art des pays de l’ancien bloc soviétique, vous ne perdez rien, ni au sens propre ni au sens figuré. En revanche, vous confirmez l’opinion d’un Polonais prix Nobel de littérature (il y en avait quatre jusqu’à présent), qui soutenait que l’Europe se divisait depuis toujours en une meilleure et en une moins bonne partie. À vous de deviner laquelle était « meilleure » et laquelle « moins bonne ». Reste que, comme le précisait ce même lauréat polonais du prix Nobel de littérature, la partie « moins bonne » savait énormément, pour ne pas dire tout, sur la partie « meilleure », tandis que la partie « meilleure » ignorait tout de la partie « moins bonne ».[access capability= »lire_inedits »]
Quand bien même l’opinion d’un lauréat polonais du prix Nobel de littérature serait juste, elle passe sous silence un fait notable. C’est que la partie « moins bonne » de l’Europe s’ignorait elle-même. En tant que Polonaise, je ne saurais pas, tout comme vous, citer un seul nom d’artiste venant de l’Est. Pis, je ne savais même pas qu’il existait des artistes contemporains en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie ou en Croatie.
Une courageuse initiative du Centre Pompidou, à Paris, vise à prouver qu’il y avait et qu’il y a toujours, en Europe de l’Est, non seulement des artistes contemporains, mais aussi des groupes d’artistes, des courants, des styles, des théories. Une cinquantaine de noms à forte consonance exotique sont regroupés jusqu’au 19 juillet sous l’enseigne « Les Promesses du passé. Une histoire discontinue de l’art dans l’ex-Europe de l’Est ». Ils sont censés faire poids face à un Lucian Freud exposé dans le même bâtiment, quelques étages plus haut, tout comme à deux autres manifestations connaissant une forte affluence du public : « elles@centrepompidou » (1 million de visiteurs !) et « Dreamlands ».
L’art du rez-de-chaussée
Très métaphorique, cette disposition spatiale. Le Freud au sommet (niveau 6), les Picasso et Rothko plus bas (niveau 5), ensuite les Dora Maar et Louise Bourgeois (niveau 4), enfin, au rez-de-chaussée, séparés par un écran translucide de la très animée rue Aubry-le-Boucher, les Grigorescu, Krasinski, Szentjoby, Ivekovic, Abramovic, Stilinovic…. Comment pouvaient-ils, ces artistes du rez-de-chaussée, résister à la pression de l’Occident, à sa richesse et à sa diversité incommensurables, à cette avalanche de talents ? Bien évidemment, je ne vous demande pas de répondre. Vous savez qu’ils ne pouvaient et qu’ils n’ont pas résisté. Leur art reste avant tout mimétique.
Vous ne verrez au rez-de-chaussée du Centre Pompidou que des grossières copies des œuvres exposées aux étages supérieurs. De pâles imitations, des reproductions maladroites et presque touchantes par leur ambition inavouée de se mesurer à des originaux, sinon de leur faire de l’ombre, et qui, dans les meilleurs des cas, vous feront sourire. Vous ne retiendrez aucun nom, vous ne succomberez devant aucune pièce se présentant devant vos yeux, vous ne découvrirez rien de nouveau. Vous aurez envie de crier à l’imposture. L’entrée est à 12 euros tout de même ! Et pour voir quoi ? Un mec à poil en train de se barbouiller de papier mâché dans une vieille baignoire en zinc ? Bon Dieu, mais vous avez vu ça il y a trente ans à Londres, et en plus, c’était gratuit ! Et que l’œuvre s’intitule Cardinal, et que le prétendu artiste interroge, à travers sa performance, la culture catholique de la Pologne, et qu’il laisse perplexes les critiques de l’Ouest quant à son attitude face à l’Église ? Très bien tout ça, mais ça ne vaut pas 12 euros.
Vous allez avoir raison de vous insurger. Seulement, la véritable imposture réside ailleurs que dans les œuvres présentées. La véritable imposture se cache derrière l’idée même que vous puissiez être intéressés par « des artistes issus de scènes éloignées des grands centres du marché », comme l’exprime avec beaucoup d’élégance, dans le catalogue de l’exposition, le directeur de Beaubourg. Soyons sincères : vous n’iriez pas spontanément vers ces « scènes éloignées ». Vous ne prendriez pas le risque de vous aventurer dans les banlieues mal famées de Lodz ou de Bucarest à la recherche de jeunes artistes en devenir. Vous ne le feriez pas, puisque vous ne croyez pas, ou plus, pouvoir y trouver ce qui constituait, selon Gombrowicz, la seule force de toute forme de la créativité de l’Europe centrale et orientale : l’autodérision, l’immaturité, le provincialisme.
Et vous avez raison de ne pas ou de ne plus le croire.
Le rideau de fer de la conscience historique
Car vous vivez à l’ère de la mondialisation. EasyJet vous propose trois vols quotidiens vers Cracovie, sept jours sur sept. Les organisateurs de l’exposition « Promesses du passé » en sont conscients, puisqu’ils vous disent explicitement que l’approche contemporaine de l’art ne peut être que transnationale : « L’Europe est une, à défaut d’être totalement unie. » Se restreindre au choix de la production artistique d’une seule nation, comme en 1983 lors de « Présences polonaises », au même Centre Pompidou, leur semble désormais impertinent. Ils vous disent que, vingt ans après la chute du Mur, la limite entre « meilleure » et « moins bonne » partie de l’Europe est devenue caduque. Et moi, je vous dis que c’est du bullshit !
Tout d’abord, c’est du bullshit dans la mesure où le pouvoir de consécration d’un artiste venant des provinces orientales de cette Europe sans frontières demeure continûment en sa partie occidentale. À vous de décider s’il y a oui ou non des Damien Hirst à l’est de Berlin.
Ensuite, c’est du bullshit parce que, si les « Promesses du passé » se sont accomplies et qu’il est désormais envisageable, pour un artiste est-européen, d’abandonner complètement les préoccupations politiques ou idéologiques au profit d’une recherche purement esthétique, cette recherche passe obligatoirement par l’analyse des traditions et des styles propres à l’histoire de l’art de chaque pays de l’ancienne sphère communiste. Or, si la tentation de l’Occident est grande, la conscience historique lui fait front. Tel un réservoir de citations et de références, mais aussi de représentations mentales, elle brave l’ambivalence des nouveaux territoires sans frontières. L’obsession quasi palpable, dans les œuvres des artistes des Balkans, de défaire le nœud traumatique de la guerre n’en est qu’un exemple.
Un autre exemple, infiniment plus proche de ma sensibilité, est celui d’une jeune Israélienne dont la vidéo, Mur i Wieza (Le Mur et la tour, en polonais), a été incluse dans les « Promesses du passé » en vertu de l’idée de ses concepteurs selon laquelle, à l’ère de mondialisation, chaque artiste se tournant vers l’ex-Europe de l’Est ou y cherchant des repères culturels devrait être considéré comme un artiste est-européen. Yael Bartana, car tel est le nom de la vidéaste, a donné libre cours à son imagination en faisant construire un kibboutz polono-hébraïque en plein centre de Varsovie. Je ne vous demande pas de deviner pourquoi elle a choisi Varsovie et non pas Belgrade… Pas plus que je ne vous demande de vous tordre de rire en regardant la première séquence de son film montrant la figure caricaturale d’un activiste politique en train de hurler depuis un podium : « Que les trois millions de juifs reviennent en Pologne ! »
Bon, vous avez compris. Ce n’est que de l’art à l’ère de la mondialisation.[/access]
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