Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
L’aqua alta qui, à plusieurs reprises, a partiellement submergé Venise en novembre a suscité une émotion planétaire. Il y a quelques mois, des inondations qui ont causé des centaines de morts en Asie du Sud-Est n’ont eu droit qu’à quelques lignes dans la presse. Venise inondée, comme Notre-Dame en feu, c’est un symbole. C’est aussi l’occasion de revenir sur l’image faussée d’une ville romantique pour voyage de noces. Dans Venises – au pluriel –, Morand se moque de cette naïveté : « Les romantiques tiennent bon ; ils défilent ce matin sur la place, derrière une banderole blanche : “Nous voulons la lune.” »
On pleure sur une ville dont on oublie qu’elle est une ville, simplement, comme l’écrit dans Le Monde l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci : « Vous pourrez lire mille reportages, y compris cet article, aucun, pas même ceux qui auraient été écrits par des maîtres comme Hemingway ou Emmanuel Carrère, ne parviendrait à transmettre la douleur, la rage, l’incompréhension, la peur, toute cette gamme de sentiments que seul un habitant de Venise, seul celui qui a choisi Venise pour son caractère unique, seul celui qui y est né, peut vraiment éprouver. »
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En citant Hemingway, Ferrucci fait allusion à Au-delà du fleuve et sous les arbres, le dernier roman de l’écrivain. Un colonel américain vit ses derniers jours en compagnie d’une jeune contessa. C’est une Venise mortifère, parmi tant d’autres, comme celle d’Aschenbach dans La Mort à Venise de Thomas Mann : « C’était Venise, l’insinuante courtisane, la cité qui tient de la légende et du traquenard. » Et ce traquenard dans lequel sont pris les habitants, il y eut jadis des Italiens pour vouloir le détruire. Marinetti, chef de file des futuristes, écrivait en 1909 : « Hâtons-nous de combler les petits canaux fétides avec les décombres des vieux palais croulants et lépreux. Brûlons les gondoles, ces balançoires à crétins, et dressons jusqu’au ciel l’imposante géométrie des grands ponts de métal et des usines chevelues de fumée, pour abolir partout la courbe languissante des vieilles architectures ! » Gageons que les autorités italiennes ne choisiront pas cette solution pourtant économique et moderne.