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« Les gens ne sortent pas dans la rue au Venezuela parce qu’ils ont peur »

Entretien avec Paula Vasquez, auteur de "Pays hors-service"


« Les gens ne sortent pas dans la rue au Venezuela parce qu’ils ont peur »
Juan Guaido, leader du parti d'opposition au Vénézuela, 15 janvier 2020 © Matias DELACROIX/ AP/ SIPA

Que devient le Venezuela? Il y a un an, Jean-Luc Mélenchon, notre Chavez national, souhaitait sur le plateau de France 3 que Nicolas Maduro « tienne ». Aujourd’hui, son vœu a été exaucé: le président en exercice qui se vantait il y a un an qu’on lui ait offert un gilet jaune – « parce que nous sommes les rebelles du monde », précisait-il- est toujours là. Mais peut-on vraiment parler de victoire? Pour tenter d’y voir plus clair, Paula Vasquez, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, chargée de recherche au CNRS et spécialiste du Venezuela, m’a accordé un peu de son temps après que j’ai dévoré Pays hors-service (Editions Buchet Chastel, 2019), son dernier ouvrage. Entretien.


 

Causeur. Il y a un an, le 23 janvier 2019, Juan Guaido, alors nouveau leader de l’opposition, mobilisait des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Cela a suscité de l’espoir en vous, dites vous dans Pays hors service. Aujourd’hui, il semble qu’il peine à en mobiliser autant. Est-ce que l’espoir en vous s’est estompé?

Paula Vasquez. Pour moi, cette question de la mobilisation dans la rue est une illusion chère aux médias. Les Vénézuéliens ont tellement manifesté depuis 2002. Déjà avec Henrique Capriles, l’opposition avait mobilisé des millions de personnes dans la rue. Je n’identifie pas la possibilité d’une sortie avec la rue. La rue est une pression médiatique, certes, mais elle n’est pas significative, la question de la mobilisation dans la rue fausse beaucoup de choses. En effet, quel est le raisonnement derrière cette question? Que le fait que les gens ne sortent pas dans la rue signifie que Guaido a perdu son soutien? Les gens ne sortent pas dans la rue au Venezuela parce qu’ils ont peur, parce qu’il y a des attaques systématiques envers n’importe quelle personne qui affiche son opposition dans les quartiers du centre-ville de Caracas. C’est très risqué de sortir dans la rue. On ne peut pas demander cela aux Vénézuéliens. Il faut bien comprendre qu’au Venezuela, le moindre opposant est quelqu’un qui est en train de jouer son intégrité physique et celle de sa famille.

Toujours est-il que contrairement aux attentes, Nicolas Maduro est encore en place. Nicolas Maduro a-t-il gagné?

Et alors? Ça dépend de la définition du mot « victoire ». Les Vénézuéliens continuent de fuir. La Commission des Nations Unies pour les réfugiés estime que 15% de la population vénézuélienne a quitté le territoire. Est-ce vraiment une victoire pour ce gouvernement? L’hyperinflation continue. Il reste au pouvoir, certes, mais à quel prix?

J’espère que ce sont les Vénézueliens eux-mêmes qui sortiront le pays de cette situation

Nicolas Maduro a été élu en 2013, puis il a été à nouveau élu en mai 2018. L’opposition, représentée par la MUD (Table de l’unité démocratique), n’a pas reconnu cette dernière victoire présidentielle. Ce faisant, l’opposition n’est-elle pas allée contre le jeu de la démocratie? 

Il n’y a pas que l’opposition. La France et l’Union Européenne n’ont pas reconnu les élections de 2018 également.

Certes, mais a-t-on réellement des preuves qu’il y a eu fraude lors des élections de 2018?

Ce n’est pas tant une question de trucage des voix, c’est une question des conditions de réalisation des élections. L’autorité nationale électorale a fait des procédures d’invalidation des candidats des partis d’opposition et les élections ont été convoquées par l’Assemblée nationale constituante, qui est contrôlée par le gouvernement, parallèle à l’Assemblée nationale, où l’opposition est majoritaire. Dans ces conditions, même prouver une éventuelle fraude n’était pas possible.

Ces élections se sont réalisées dans un contexte de tensions, de violences et d’intimidations politiques extrêmement fortes. Il y a une chose, c’est de prouver la fraude. Il y a autre chose, c’est de comprendre pourquoi Maduro n’était pas légitime lors des élections de 2018. Beaucoup d’organismes d’observation électorale du monde ont validé le fait que cette élection là n’était pas légitime. Mais si vous voulez chercher les preuves du trucage des élections de Maduro en 2018, vous pouvez le faire comme journaliste.

Cependant, la Table de l’unité démocratique n’a-t-elle pas fait une erreur en refusant de participer au scrutin de mai 2018?

La Table de l’unité démocratique n’a pas accepté les conditions imposées par le gouvernement pour participer à ces élections et c’est pourquoi elle n’a pas présenté de candidat. Peut-être était-ce une erreur, peut-être que non. Ce n’est pas à moi de juger. Le candidat qui s’est lancé pour l’opposition a alors été Henri Falcon, qui s’est lancé tout seul. Mais même avec ce candidat qui s’est présenté face à Maduro, les conditions de réalisation de cette élection étaient complètement irrégulières.

Revenons plus en arrière. Pays hors service contient des anecdotes très instructives. Vous dites notamment que lorsque que vous avez pris un vol Paris-Caracas il y a quelques années, il y avait plus de Chinois que de Vénézuéliens dans le vol. La présence chinoise au Venezuela est un aspect méconnu en France. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?

Ce sont les fonds chinois qui ont maintenu le financement de la révolution bolivarienne dans une sorte de budget parallèle jusqu’à la mort de Chavez. Le Venezuela est endetté avec la Chine pendant encore une vingtaine d’années. Il y a aussi une présence de population chinoise très forte, surtout dans les campagnes. On parlait il y a quelques années de ponts aériens Beijing-Caracas.

Ils participent à la construction des infrastructures également?

Non, il sont venus pour travailler dans le pétrole. Mais actuellement, les raffineries les plus importantes du Venezuela sont gérées par les Russes. Les Chinois étaient surtout présent dans le bassin du fleuve de l’Orénoque.

Vous vous intéressez de près au secteur du pétrole, justement. Et si vous faites un portrait sans concession du chavisme, vous êtes sceptique à l’idée d’une sorte de Qatar latino que pourrait être le Venezuela. Vous écrivez même que « le consumérisme, la richesse facile, hantent les Vénézuéliens et leur histoire à partir de la seconde moitié du XXème siècle ».  Ce point est très intéressant, pourriez-vous un peu le développer?

C’est une modernisation qui a été très rapide. Le Venezuela est maintenant un pays urbain. 80% de la population a perdu la main sur sa production agricole. Il y a eu de larges réflexions au sein du pays pour savoir quoi faire de la richesse pétrolière. Tous les pays pétroliers ont eu ces problèmes de réinvestissement de l’argent du pétrole. À l’époque où le Venezuela était une démocratie, le Venezuela a mieux géré ce problème que d’autres pays, que l’Algérie, par exemple. Mais les effets de la maladie hollandaise sont survenus chez nous à cause de mauvaises gestions politiques.

À lire aussi, Gil Mihaely: Pourquoi la criminalité baisse au Venezuela 

Justement, le 25 août 2012, une raffinerie pétrolière explose dans la ville d’Amuay. Il y a eu officiellement 48 morts et 156 blessés. Vous relatez ce tragique épisode dans votre ouvrage. Depuis, qu’en est-il du raffinage du pétrole? 

À l’époque, le pays raffinait un million de barils par jour, ce qui était largement suffisant pour la demande nationale. À l’heure actuelle, il n’en raffine pratiquement plus et il y a pénurie d’essence. Le pays importe de l’essence d’Inde et de Russie, semble-t-il. C »est très difficile de savoir comment le gouvernement contourne les sanctions pétrolières mais il les contourne.

Dans le domaine de la santé, la situation que vous décrivez est chaotique. Si les pénuries de médicaments étaient des situations connues d’ici, vous racontez qu’en 2017, des maladies tropicales que l’on croyait éradiquées sont réapparues. Aujourd’hui, ces maladies sont-elles toujours là?

Bien sûr, il n’y a pas de politique de santé publique. Aujourd’hui c’est donc pire, il y a une situation catastrophique au niveau sanitaire parce qu’il n’y a pas de réseau d’eau qui fonctionne. Au niveau des infrastructures, c’est catastrophique. Il n’y a donc pas de raison que le taux de morbidité baisse. On n’a pas de chiffre mais le meilleur indicateur en ce moment, c’est les conditions dans lesquelles arrivent les migrants vénézuéliens en Colombie. La Colombie mène systématiquement des vagues de vaccins à tous les enfants vénézuéliens car le protocole de vaccination n’est pas à jour au Venezuela, ceci depuis des années.

Je vais rester dans le morbide. Au sujet de l’alimentaire, j’ai appris dans votre livre qu’il y a quelques années, 122 000 tonnes d’aliments importés ont été trouvés en état de putréfaction. Comment est-ce possible?

Pourquoi cela vous étonne? C’est beaucoup plus en réalité, c’est quelque chose qui est caché mais qui est courant. Lorsqu’on fait une entreprise fantôme avec des hommes de paille pour empocher l’argent destiné à l’importation d’aliments qu’on achète à surprix pour un réseau de distribution qui n’existe pas, c’est normal que les containers arrivent avec une nourriture achetée très cher -et qui en réalité n’est pas chère du tout- et qu’il n’y ait ensuite aucune distribution. C’est la conséquence visible d’un énorme système de corruption et de détournement d’argent.

Aujourd’hui, ils ont arrêté de faire ça parce que c’était trop visible, Les réseaux les plus lucratifs de la corruption vénézuélienne sont aujourd’hui les réseaux d’achat de nourriture à prix très élevé pour faire les cartons clap, des paniers de produits de base à prix subventionné. Pour avoir un carton de nourriture clap, il faut le carnet de la patrie. Si chaque carton est vendu 86 dollars, il ne coûte en réalité pas plus de 50 dollars. Où passe donc la différence? Le système de distribution alimentaire vénézuélien est une grande source de corruption.

La dévastation écologique est actuellement énorme, avec énormément de violence pour les populations locales

Dans Pays hors service, j’ai également découvert comment la forêt amazonienne est détruite pour exploiter ses minerais. Le chavisme est-il fâché avec la nature?

Complètement. La forêt amazonienne du Venezuela, c’est le sud de l’Orénoque.

L’Orénoque, c’est le fleuve équivalent à l’Amazone en plus petit, qui sépare le Venezuela et le Brésil, c’est là où vivent les Amérindiens, notamment les Yanomami. Il y a une persécution énorme envers ces ethnies, qui fuient vers le Brésil. Ils sont coincés entre les orpailleurs vénézuéliens qui sont soutenus par la garde nationale, et les entreprises minières qui opèrent sans aucun contrôle. C’était un territoire que le système démocratique vénézuélien avait réussi à sauvegarder, mais avec le projet de « l’arc minier », inventé par Chavez, on a permis de faire des concessions à des étrangers, une première dans l’histoire républicaine du pays.

Ce sont des mines énormes. Et il y a un trafic permanent d’or à travers des avions privés, qui est directement contrôlé par les militaires vénézuéliens. La dévastation écologique est actuellement énorme, avec énormément de violence pour les populations locales. L’année dernière, il y a eu des massacres. Je rappelle que Maduro a dit à la fin de l’année dernière que chaque gouverneur du Parti socialiste uni du Venezuela allait avoir sa propre mine dans l’Amazonie vénézuélienne. C’est un peu comme un retour à l’époque coloniale, pendant laquelle chaque gouverneur avait sa propre mine.

À lire aussi: Le documentaire sur le chavisme que ses partisans français devraient voir

C’est consternant. Ceci étant, n’y a-t-il pas eu quelques avancées avec le chavisme dans le secteur de l’éducation?

L’état de l’éducation est actuellement une catastrophe. Pendant les quatre, cinq premières années de Chavez, il y a eu les écoles bolivariennes, où ça a fonctionné relativement bien, mais à partir de 2006, 2007, le système éducatif a chuté. Dans les quartiers populaires, il y a des écoles qui n’ont pas de maîtres, de même dans les lycées. Dans l’éducation supérieure, ce n’est pas mieux. L’université centrale du pays est presque fermée. Le système universitaire public a été vraiment pris pour cible, on a éliminé le budget. L’université Simon Bolivar, une université d’excellence fondée il y a cinquante ans, a même dû fermer ses portes car il n’y avait plus d’eau courante.

Malgré tout, êtes-vous un peu optimiste pour l’avenir du Venezuela?

On verra bien. J’espère surtout que ce sont les Vénézuéliens eux-mêmes qui sortiront leur pays de cette situation. Je ne pense pas qu’une intervention étrangère soit bénéfique. Je ne voudrais pas que ça devienne une république d’ONG comme en Haïti. Je ne pense pas que l’aide humanitaire soit une solution durable, cela diminue la capacité de la société à faire face à ses problèmes. Il y eu un travail politique énorme depuis 2015, souhaitons que cela continue.

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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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