Dans « Varsovie 83 », le cinéaste Jan P. Matuszynski s’inspire d’un fait divers réel pour montrer le début de la fin de l’époque communiste en Pologne. En salles aujourd’hui.
A la veille du bac, dans une Pologne communiste sous la férule du général Wojciech Jaruzelski (1923-2014), animal à sang froid qui, on s’en souvient, avait pour spécialité de n’ôter jamais ses lunettes noires, deux étudiants rigolards se baladent sur la grand-place de Varsovie, quand ils sont soudain contrôlés par la « milice citoyenne » comme sous ces latitudes l’on nommait alors aimablement la police. Contrôle musclé, c’est peu dire. Au point que le plus jeune, Grzegorz Przemyk, décède quelques jours plus tard, à trois jours de ses 19 ans, victime des coups de botte que dans le secret d’un commissariat quelques argousins zélés lui balancent dans l’abdomen.
Malchance, Grzegorz est le fils d’une poétesse, militante proche du fameux syndicat Solidarnosc, et comme telle particulièrement ciblée par le pouvoir : quoi de mieux que de s’en prendre au fils pour meurtrir la mère. Nous sommes au temps où la loi martiale vient à peine d’être levée ; le régime n’est pas loin de vaciller.
Loin d’un thriller judiciaire formaté
L’ami de la victime, Jurek Popiel, 21 ans, seul témoin oculaire de ce fatal passage à tabac, va devoir affronter non seulement les autorités, qui tentent de le faire taire par tous les moyens, mais également ses propres parents, si bien manipulés, instrumentalisés par les services secrets que le père de Jurek, lui-même officier, ira jusqu’à trahir son propre fils. Quant aux malheureux infirmiers qui ont convoyé Grzegorz, on les « persuade » d’affirmer, contre toute évidence, qu’ils ont eux-mêmes provoqué son trépas en le frappant dans l’ambulance : l’un d’entre eux se suicidera ; l’autre purgera quinze ans de prison pour un crime qu’il n’a pas commis. En attendant, cette bavure, devenue une affaire d’Etat, provoque de monstrueuses manifestations dans la capitale. L’Eglise catholique s’en mêle, par la voix très écoutée d’un prêtre, qui lui-même ne s’en sortira pas vivant. La mère de Grzegorz, à l’insu de feu son propre fils, entretenait une liaison avec Jurek. Une accusation de détournement de mineur, du pain bénit pour la faire craquer.
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Esquivant le thriller judiciaire formaté à l’américaine (avec les plaidoiries comme climax), le scénario distribue de bout en bout, dans un parallélisme suffoquant, les rôles paradoxalement antagonistes et complices des bourreaux et des victimes, au sein d’une société perverse car intégralement minée par le mensonge, la délation, la terreur. Jusque dans la sphère du pouvoir, où les rivalités intestines et les rapports de force contraignent les hiérarques à un cynisme sans frein, la porosité entre vie privée et intérêts de carrière annihilant toute éthique individuelle.
Reconstitution impeccable
Au-delà de la représentation de ce qui constitue l’essence du totalitarisme dans sa version « rideau-de-fer », ce long métrage de près de trois heures (qui passent à toute vitesse) restitue impeccablement la sinistrose palpable, j’irai jusqu’à dire l’odeur – nauséeuse, envahissante, implacable – du communisme, cette tragédie à l’état pur qui imprégnait de sa laideur ontologique, non seulement l’ambiance des rues, les transports miteux, les édifices, mais jusqu’aux intérieurs des logis – souffreteux, rebutants, hideusement meublés. Il faut rendre hommage au décorateur du film : vraiment, on s’y croirait ! Le grain de l’image lui-même, un peu piqué, un peu sale, participe de l’exactitude de la reconstitution. Seul bémol, la musique : nappage omniprésent, signé Ibrahim Maalouf, d’une redondance superfétatoire.
Film de fiction, « Varsovie 83 » s’inspire, bien sûr, d’une affaire réelle. Celle-ci provoqua, en son temps, une manifestation monstre à l’occasion des obsèques du vrai Grzegorz Przemyk. Barbara Sadowska, sa mère, ne s’est jamais remise de la mort de son fils unique. Elle est morte en 1986. Certains de ses poèmes ont fait l’objet de traductions en français. D’interminables procédures judiciaires en révision du procès se prolongeront jusqu’en 1997.
Varsovie 83. Une affaire d’État. Film de Jan P. Matuszynski Pologne, France, Tchéquie, couleur. Durée : 2h39. En salles le 4 mai.
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