« Le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit. » En annonçant son plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Manuel Valls a utilisé cette formule devenue un lieu commun à force d’être ressassée. L’ennui, c’est que derrière son air d’évidence, elle est fausse. Le crimepensée, heureusement, ne figure pas dans le code pénal français. En conséquence, aussi condamnable que cela soit moralement, on a parfaitement le droit d’être raciste. Ce qui est interdit, c’est de le dire sur la place publique.
On pensera que je fais bien des chichis puisque, de toute façon, le racisme c’est mal. Ces chichis n’en protègent pas moins la plus précieuse de nos libertés et la seule qui ne connaisse aucune restriction, celle de penser – donc de mal penser.[access capability= »lire_inedits »] Certes, le Premier ministre n’a pas annoncé la création d’une police des reins et des cœurs – ça, les médias s’en chargent très bien. En revanche, il est décidé à renforcer la police de la parole. Le plan qu’il a présenté à Créteil comporte en effet trente-neuf gadgets et une révolution de notre droit des libertés. Parmi les premiers, on citera seulement les impayables « ambassadeurs du sport (…) formés à la citoyenneté, la laïcité et la lutte contre les préjugés ». La seconde consiste à changer radicalement le régime de la liberté d’expression dont les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme ont tenu à préciser qu’elle était « l’un des droits les plus précieux de l’homme ».
Depuis plus d’un siècle, les délits d’opinion, également appelés délits de presse, bénéficient d’un régime de faveur inscrit dans la grande loi libérale de 1881 sur la presse. Logique, puisque le délit n’est pas constitué par un propos diffamatoire ou injurieux, mais par sa publication. Dans l’esprit du législateur de l’époque, il s’agissait plus de défendre les journalistes contre les procès que de protéger leurs victimes. En plus d’un siècle, et bien que le racisme, l’antisémitisme et l’homophobie soient devenus des circonstances aggravantes, les peines de prison ferme prononcées sur la base de cette loi doivent se compter sur les doigts d’une main – le dernier cas en date étant celui d’Anne-Sophie Leclère, condamnée à huit mois fermes par le tribunal de Cayenne pour avoir diffusé une image raciste sur Mme Taubira. En de tels domaines, on considère en effet que la véritable sanction, c’est l’opprobre public attaché à une condamnation. Cependant, les abus étaient sanctionnés, tandis que les censeurs et autres empêcheurs de caricaturer en rond étaient le plus souvent déboutés.
Seulement, dans l’effervescence de l’après-Charlie, le gouvernement devait montrer qu’il faisait quelque chose – en l’occurrence n’importe quoi. « L’impunité sur internet, c’est fini ! », a grondé le Premier ministre. Toutefois, il n’a pas précisé ce qui empêchait de faire respecter la vieille loi sur internet ni expliqué comment on ferait respecter la nouvelle, dont on sait seulement qu’elle fera revenir ces délits dans le droit commun, autrement dit qu’elle rapprochera le régime de la parole de celui des actes. De même que l’apologie du terrorisme relève des chambres et de la loi antiterroristes, l’auteur d’un propos jugé attentatoire à l’honneur de telle ou telle communauté sera jugé sur la base des mêmes textes et par les mêmes tribunaux que l’agresseur d’un membre de cette communauté. Ce qui revient à postuler qu’il est aussi grave de dire des conneries que d’en faire.
Éminemment contestable sur le plan des principes, cette réforme est d’autant plus inquiétante que la définition du racisme semble s’étendre chaque jour. Par exemple, lorsque l’enquête annuelle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme révèle que 70 % des Français trouvent qu’il y a trop d’immigrés en France et que 45 % affirment avoir une opinion négative sur l’islam, les gazettes concluent unanimement à la progression du racisme. Dans ce contexte, on peut tout imaginer, y compris un tribunal condamnant un prévenu pour « opinion négative sur l’islam ».
On n’en est pas là. Reste que vous feriez mieux de commencer à surveiller vos propos, car l’État les surveille pour vous et les surveillera de plus en plus. Le plus révoltant, quand on y pense, c’est que ce mauvais coup contre la liberté d’expression réponde à un attentat qui visait précisément, à travers les dessinateurs, la liberté d’expression. Heureusement que les frères Kouachi n’ont aucune chance d’être au paradis, parce que cette victoire posthume les enchanterait. Quant à Charb, j’espère que, là où il se trouve, il y a des jolies filles et du bon vin, mais pas de télé.[/access]
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