Son mentor, Michel Rocard, avait inventé « le parler vrai ». Manuel Valls est définitivement l’homme du parler tranchant. Là où la gauche, y compris l’actuel président de la République, François Hollande, a l’habitude de tourner autour du pot, le Premier ministre tranche net. Témoins ses dernières déclarations le 15 février, à Corbeil-Essonnes, devant un rassemblement de militants socialistes, sur l’état de la gauche. Elle est « irréconciliable », a-t-il asséné, expliquant : « Je ne peux pas gouverner avec ceux qui considèrent que François Hollande, c’est pire que Nicolas Sarkozy, ou que Manuel Valls, c’est pire que Marine Le Pen ». Dans son viseur, aussi bien Jean-Luc Mélenchon qu’Edwy Plenel, auteurs respectifs des deux assertions. Aussi bien la gauche postcommuniste crispée dans son antilibéralisme primaire que la gauche judiciaire figée dans son droit-de-l’hommisme. Pour Valls, qui se définit comme « social-réformiste » et comme « républicain », deux attitudes sont possibles : « fuir » ou « assumer » les responsabilités. On a compris qu’il se situait dans le deuxième camp, au contraire de la gauche radicale, qui préfère nier le réel plutôt que de se le coltiner.
Souvent, Valls parle trop tranchant. Dans le but de mobiliser l’électorat socialiste avant les dernières élections régionales contre la montée du FN, il n’était pas nécessaire, par exemple, d’aller jusqu’à évoquer une probable « guerre civile » en cas d’accession de Marine Le Pen au pouvoir. L’actuel Premier ministre semble perpétuellement sur le qui-vive. Toujours prêt à en découdre. Il a davantage le sens du tragique que celui de l’humour. On aimerait le voir sourire parfois. Mais il a une grande vertu en ces temps tourmentés : ne pas entretenir d’illusions. Son verdict sur la gauche rejoint celui d’un de ses derniers intellectuels, Pascal Bruckner, qui a déclaré au Point : « La gauche doit exploser. C’est la condition de son renouveau. Elle a abdiqué du bout des lèvres le totalitarisme communiste, mais continue de réciter le catéchisme tiers-mondiste. »[1. Le Point, 6 février 2016.] [access capability= »lire_inedits »]
À la vérité, la gauche a déjà explosé. Aussi bien aux élections départementales qu’aux élections régionales, le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon et les Verts de Cécile Duflot ont poursuivi un seul et unique objectif : faire perdre le PS, au profit de la droite. Et ils l’ont souvent atteint. Dans le Nord-Picardie, par exemple. Devant l’éventualité d’une victoire de Marine Le Pen, il n’était pas illogique que la gauche s’unisse dès le premier tour : elle était nettement plus forte que la droite. En l’occurrence, cela paraissait envisageable car le candidat socialiste, Pierre de Saintignon, était le bras droit de Martine Aubry. Or, la maire de Lille a passé son temps, ces dernières années, à donner des gages à la gauche de la gauche. Eh bien, la gauche a présenté trois listes. Avec à la clef, la victoire du candidat des Républicains, Xavier Bertrand, malgré une représentativité faiblarde : 25 % des voix au premier tour.
Une France quadripolaire avec deux gauches totalement « irréconciliables »
Régulièrement, les commentateurs évoquent la fin de la bipolarisation de la vie politique. Fini le face-à-face droite gauche. Avec la montée du FN, la France serait désormais tripolaire. Faux : elle est quadripolaire. Il y a deux gauches, totalement « irréconciliables », pour reprendre la formule de Valls. Ce n’est pas une exception française. Un peu partout, en Europe, la gauche se disloque. En Allemagne, elle est majoritaire au Bundestag. Mais le SPD a choisi de gouverner avec la CDU/CSU d’Angela Merkel, plutôt qu’avec ses partenaires « naturels », die Linke et die Grünen. En Grèce aussi, la gauche est majoritaire. Mais le patron de Syriza, Alexis Tsipras, a préféré s’allier avec un parti de droite plutôt qu’avec les formations de la gauche traditionnelle, le Pasok et le parti communiste.
On peut comprendre que les gauches radicales se braquent contre la gestion des partis sociaux-démocrates : la mondialisation a fait voler en éclats les dogmes, aussi bien marxistes que keynésiens. La grande leçon économique de la dernière décennie en matière de lutte contre le chômage, c’est que les outils d’inspiration libérale, comme la réforme du marché du travail, sont plus efficaces que les outils à caractère étatiste, comme les emplois aidés. Ce sont les lois Schröder – le symbole du « social-traître » – qui ont permis à l’Allemagne d’atteindre le plein-emploi. Cela, la gauche de la gauche refuse de l’envisager. Il fut un temps où son principal mot d’ordre était : le fascisme ne passera pas ! Aujourd’hui, c’est : le libéralisme ne passera pas ! Déjà que le capitalisme a gagné le match contre le communisme… Pas question de laisser les mains plus libres aux patrons!
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’entrée en campagne présidentielle de Mélenchon autour du thème de « la France insoumise » : la priorité serait de résister au grand vent libéral. Et la lutte contre le chômage, camarade ? La France est gangrenée par un véritable cancer, le chômage de masse des jeunes issus des catégories populaires. Mélenchon devrait y être d’autant plus sensible que les jeunes d’origine immigrée ne sont pas les moins touchés, bien au contraire. Mais Mélenchon s’en fout. À ses yeux, mieux vaut un chômeur correctement indemnisé qu’un travailleur soumis à un emploi précaire. Peu lui chaut que le chômage de longue durée désocialise. L’important pour lui, c’est de ne pas dévier de sa ligne. Le libéralisme ne passera pas !
François Hollande, un réformiste honteux, à l’inverse de Manuel Valls
La plupart des partis sociaux-démocrates européens se sont convertis au social-libéralisme. Non pas à un libéralisme débridé, mais à un libéralisme tempéré : le SPD vient d’imposer à Merkel la création d’un Smic. Le PS, au contraire, tarde à faire sa mue, comme le montrent ses actuelles réticences, pour ne pas dire plus, devant la réforme du droit du travail préparée par le gouvernement. Parce qu’il n’a pas osé s’afficher pour ce qu’il est – à savoir un social-démocrate à l’européenne – pendant la campagne présidentielle, François Hollande en est réduit à avancer à la godille depuis 2012 : c’est la raison profonde de son impopularité.
À l’inverse, Manuel Valls n’est pas un réformiste honteux. Lui n’a aucun complexe à se présenter comme « pro business » : ce sont les entrepreneurs qui détiennent les clefs de l’emploi. Lui n’hésite pas à se distinguer y compris sur le délicat dossier des migrants en prônant une réponse « humaine » mais « ferme ». Certains de ses couplets, sur la laïcité notamment – n’en déplaise à mes amis de Causeur –, fleurent la défense d’une France révolue. Mais, pour l’essentiel, il a les pieds dans la glaise : c’est pour cela qu’il a émergé à partir de 2012 d’un pack gouvernemental bien terne.
Manuel Valls et Pascal Bruckner ont raison. Il faut en finir avec une fiction : l’union de la gauche. Laisser la gauche radicale faire « mumuse » dans son coin. L’abandonner à ses fatwas : elle croit toujours avoir le monopole du bien. L’émergence d’une fierté social-démocrate rendrait service à la France. Hier en Allemagne et en Scandinavie, aujourd’hui en Italie, ce sont des sociaux-démocrates qui ont fait bouger les lignes. Ces pays n’ont pas connu de grands soirs. Mais leurs petits matins sont plus apaisés que les nôtres.
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