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Le presque rien de Vallotton


felix valloton expo

Voici La Loge de théâtre, le Monsieur et la Dame(1909), de Félix Vallotton : la toile est divisée en deux parties, l’une sombre, l’autre, en-dessous, d’un jaune éclatant. Deux visages semblent suscités par la pénombre supérieure : celui d’un homme, clair, mais dont on ne discerne que le dessin de la chevelure sur le front, puis les yeux et le nez, et celui d’une femme, dont le chapeau à très large bord, qui le maintient dans une élégante obscurité, brouille les traits. Sa main gantée de blanc, posée sur le bord du balcon de la loge, donne à sa dissimulation un surcroît de raffinement…C’est une scène banale de la vie parisienne, au théâtre ou à l’opéra. Pourtant, il se dégage de cela, qui est presque rien, un parti pris de couleur et de trait à la fois radical et exquis. Il ya, dans ce rectangle de 46 cm x 38 cm, plus de cent ans après sa présentation, une proposition esthétique qui bouleverse encore. Le peintre place sa « loge avec personnages » dans un cadre rendu plus original encore par l’économie des moyens picturaux qu’il met en œuvre. Nous sommes au début du XXe siècle, l’artiste, suisse d’origine, né en 1865, meurt en 1925 ; si le mot« avant-garde » eut quelque signification, il le doit, entre autres personnages, à Félix Vallotton.[access capability= »lire_inedits »]

À présent, qu’est-ce que l’avant-garde ? Jamais le public ne s’est autant méfié de l’art contemporain: « Bien des œuvres exposées […] dans les enceintes les plus prestigieuses se voient et se comprennent en un instant ; le visiteur tourne autour, en quête d’une complexité absente. La violence du rejet tient au sentiment qu’il y a tromperie sur la marchandise. Elle s’associe à de l’amertume, si l’on estime en outre que cette tromperie est le fait d’une illusion collective entretenue par les institutions et le marché. Une illusion signant une spectaculaire vulgarité culturelle, expression d’une époque, la nôtre. »[1. Article d’Olivier Postel-Vinay, Le Figaro,29 août 2013.]Il fut un temps où des peintres, des sculpteurs, des écrivains choisissaient l’inconfort des formes neuves et s’opposaient ainsi à l’académisme et aux régisseurs du Beau. Leurs œuvres suggéraient une beauté différente, complexe, que révélait une « manière » jusque-là inédite. Démiurges en colère, plus attentifs aux conseils de leur intime conviction qu’aux normes officielles, ils considéraient le « métier » comme une aventure nécessaire. En revendiquant la subjectivité dans l’exercice de leur art, ils montraient ce que produisaient les formules secrètes qu’ils avaient élaborées puis appliquées dans leurs ateliers. Ils prouvaient ainsi la vitalité de la recherche dans la science du Beau. En 1897, Félix Vallotton peint la Femme nue assise dans un fauteuil rouge : le trait ferme qui le cerne donne au corps féminin un poids de chair et d’abandon considérable alors que, dans la pièce où il se trouve, une gravure au mur et la saillie noire de la plinthe évoquent un espace « vertigineusement» confiné. Les aplats de couleur, dominés par le vert et le rouge, transmettent à cette intimité dévoilée une puissance terriblement« moderne ». Les dessinateurs de la fameuse« ligne claire », inaugurée par Hergé, entendront la leçon.

Oui, il y eut un temps pour l’avant-garde. Contrairement à ce que prétend Léon Daudet[2. Léon Daudet, Le Stupide XIXe siècle. Oui, je sais, Léon Daudet appartint à l’extrême droite version Action française, il était viscéralement antisémite et, bien sûr, demeure infréquentable aux yeux de la plupart de mes contemporains ! Il n’en reste pas moins vrai que, pour ses préférences artistiques et littéraires, il ne se réclamait d’aucune chapelle, ni d’aucune idéologie. Il manifesta donc une sûreté de jugement qui lui permit de célébrer le génie de Marcel Proust et celui de Louis-Ferdinand Céline.], le XIXe siècle ne fut nullement « stupide ». Au contraire, il manifesta une vigueur en tout point comparable à celle du XXe siècle, dans sa première moitié, et bien supérieure à celle des temps obscurs que nous vivons. Notre scène artistique et nos querelles font pâle figure à côté des empoignades passées. Les disputes autour de l’art étaient alimentées par des journalistes, des écrivains, des publicistes, qui y engageaient leur réputation. Les enjeux ne se fondaient pas seulement sur l’éventuelle valeur marchande d’un individu, même si cet aspect des choses n’était ni négligé ni méprisé. Les galeries, en présentant des œuvres, en soutenant les créateurs, leur ouvraient l’accès au marché, c’est-à dire à la reconnaissance. On imagine le plaisir éprouvé par le perspicace critique que fut Octave Mirbeau, inlassable découvreur de talents vrais, lorsqu’il rapporta à ses concitoyens obtus cette observation, que lui avait faite une dame éclairée de la belle société de Cologne : « Je suis choquée devoir que M. Vallotton n’a pas encore conquis chez vous la situation qu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nous l’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître. »[3. Extrait de La 628-E8, édité par Fasquelle en 1907 : Octave Mirbeau donna pour titre à un étrange livre, fait de tout, de rien, de misogynie définitive, d’observations sur le progrès technique, sur l’art et la littérature, le numéro de la plaque d’immatriculation de son automobile : 628-E8.Ce véhicule était une Charron (rappelons que Mirbeau créa le raccourci auto). La 628-E8 annonce aux yeux de certains une sorte de crise dans l’art romanesque. Le passage par Octave Mirbeau est inévitable si l’on veut saisir quelque chose de l’énorme remuement culturel quise produisit autour de 1900 en France et en Europe, et se fracassa contre la Première Guerre mondiale.] Peu de temps après cet épisode, en janvier 1910, Mirbeau, jamais las de défendre ses choix esthétiques et ceux qui les incarnent, donne au catalogue de l’exposition Félix Vallotton à la Galerie Druet, à Paris, une préface à la fois louangeuse et argumentée. Vallotton y gagna une belle réputation ; néanmoins, sa peinture demeura le choix des happy few.

Pour Vallotton, le succès, c’est-à-dire la commande rémunérée et l’intérêt du public, lui vint d’abord de la presse et de la gravure sur bois. Il plaça ses dessins dans les journaux et illustra des livres. Michel Zévaco, alors journaliste, accueille son nouveau confrère dans des termes très pertinents : « Il paraît obsédé parles antithèses violentes des lignes et des couleurs[…]. La peinture l’attire surtout : mais il a cessé d’exposer depuis quelques années, parce qu’il cherche une voie définitive et ne veut se produire qu’avec une formule qui sera sienne. » Vallotton a laissé de lui-même un Autoportait à l’âge de20 ans (1885, huile sur toile, 70 cm x 55,2 cm) : le buste de profil, la tête tournée vers nous, il ne nous adresse pas un sourire, mais nous jette un regard sans aménité, interrogateur, sous un front vaste, avec des traits plutôt brefs. Son goût pour les physionomies, il le met au service de La Revue blanche et de Rémy de Gourmont, dont il illustre Le Livre des masques (Mercure de France, 1896), consacré aux célébrités de l’époque : « […] une documentation physiopsychologique des plus vivantes et des plus savoureuses. Quelques portraits demeurent dans la mémoire, tant ils évoquent et racontent ; ceux, par exemple, dans le premier volume : de Verhaeren, Stéphane Mallarmé […]. Villiers de l’Isle-Adam ,l’étonnant Jules Renard, André Gide des débuts[…] et Jean Moréas en tube et monocle, et Paul Verlaine en chapeau mou rejeté en arrière…Dans le deuxième volume, voici Félix Fénéon avec sa barbiche d’oncle Sam, ou de dieu Pan ;voici Jean Lorrain aux yeux battus et paupières lourdes […] » (Charles Fedgal, Vallotton, Les expositions Éditions Rieder, 1931). Il étudia la gravure sur bois (xylographie) et en tira des effets saisissants (Dans les ténèbres, C’est la guerre[4. Article de Michel Zévaco (1860-1918), journaliste puis écrivain (Pardaillan), dans Le Courrier français, 25 mars 1894.On signalera également la parution d’un choix d’écrits de Félix Vallotton, La vie est une fumée, aux éditions Mille et Une Nuits.]).Tenté par l’anarchie, libertaire assurément, bourgeois farouchement indépendant, travaillant toujours à améliorer les nombreux arts qu’il pratiquait, Félix Vallotton est une figure majeure de l’avant-garde française, quand celle-ci était capable de « plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (Charles Baudelaire, Le Voyage).[/access]

Exposition « Félix Vallotton : le feu sous la glace », du 2 octobre 2013 au 20 janvier 2014 au Grand Palais.

*Photo : BRULE/SIPA.00399680_000004.

Novembre 2013 #7

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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