Frigide contre Najat, Guaino contre Taubira, « Manif pour tous » contre « mariage pour tous », Cyrillus contre Jean- Paul Gaultier : des colonnes de Causeur au pavé parisien en passant par l’Assemblée nationale, l’ouverture du mariage et surtout de l’adoption aux couples homosexuels semble avoir dressé deux France l’une contre l’autre. Une aubaine pour les amateurs d’idées simples qui peuvent brandir, en même temps que leur étonnante satisfaction d’eux-mêmes, leurs certitudes de bazar et leurs habituels contes de fées en noir et blanc. On peut en lire de nombreuses versions de série Z, où les bons ont triomphé des méchants et la lumière de l’ombre. Un chroniqueur numérique spécialisé dans la platitude progressiste exulte : « Frigide Barjot et sa France d’avant » ont été terrassés par la « France en mouvement ». Que la vie est agréablement simple ! Entre le passé et l’avenir, tu choisis quoi, toi ? La suite est un peu plus martiale : « Le mariage pour tous sera voté et instauré, et il ne sera plus possible, jamais, d’y revenir. De ce point de vue, les plans de coupe de la réalisation télévisée sur Frigide Barjot (…) valaient aveu d’impuissance et de défaite ». Au moins le camarade éradicateur ne sera pas soupçonné de charité chrétienne. Il faut que ça fasse mal. Il dit à son ennemi que le monde qu’il aimait va disparaître et veut l’obliger à regarder Rome brûler. L’intérêt de cette prose est qu’elle témoigne d’un climat, une sorte de terreur kitsch. La « France du mouvement » ne se satisfait pas d’avoir gagné une bataille, elle veut que la « France d’avant » morde la poussière. Elle ne veut pas convaincre, elle veut vaincre. Et crier victoire. Mais sans pour autant renoncer aux bénéfices secondaires de la lutte. Il lui faut faire croire et peut-être croire qu’elle résiste courageusement aux hordes homophobes, islamophobes et lepénistes – les dresseurs de listes ne semblent pas particulièrement affectés par le fait que les recoupements entre ces trois catégories posent de sérieux problèmes de classements, l’homophobie étant sans doute, par exemple, plus répandue chez les musulmans que chez les lepénistes. Il y a des contradictions dans le camp du Bien.
En tout cas, il n’est pas question d’écouter un quelconque argument venu du camp d’en face, et encore moins d’encourager ses progrès, s’agissant par exemple de la liberté et des droits des homosexuels, qui sont non seulement – et heureusement – garantis par la loi, mais acquis pour une écrasante majorité de Français, y compris catholiques affirmés. On ne cause pas aux résidus de l’Histoire. Au contraire, il faut prendre des airs indignés ou graves, flairer le dérapage tous les deux mots, dénoncer sans relâche l’homophobie omniprésente. Et surtout, surtout, pas le droit de déconner ! On peut rire de tout, sauf des pédés. Moi qui aimais l’humour pédé autant que l’humour juif…
Dans un registre un peu différent – encore que – Le Monde publiait, fin janvier, les principaux résultats d’une étude savante, commentée dans un langage mi-publicitaire mi-universitaire. Dans l’enquête Ipsos/Cevipof, qui porte non pas sur la mais sur les nouvelles fractures françaises, il est beaucoup question des fractures identitaires – immigration, rapport aux religions, notamment à l’islam, considéré comme problématique pour la République par deux tiers des personnes interrogées. Au vu de ces résultats, Le Monde s’inquiétait des « crispations alarmantes de la société française ». Sans envisager que certains Français, de toutes origines, confessions et tout le reste, pourraient avoir des raisons d’être crispés. En classant les réponses sur deux axes, ouverture-fermeture d’une part, acceptation- rejet des religions de l’autre, l’étude définit quatre familles de Français, auxquelles il faut ajouter le marais, 27 % d’« ambivalents » : les plus cools, ce sont les « bobos » – 15 % – qui aiment tout ce qui est chouette, la mondialisation, les autres, l’Europe ; les « libertaires » (12%), ce sont un peu les mêmes avec de la barbe, sauf qu’ils bouffent du curé (en tout genre) et du journaliste. Ensuite, viennent les crispés (27%) et les populistes (19 %). Et eux, c’est simple, ils n’aiment rien. À part leur vieille maman (et encore) et leur France moisie. Le nier serait discourtois à son endroit : la « France d’avant » existe, même si elle n’a pas grand-chose à voir avec les fantasmes qu’elle suscite. C’est très largement elle qui a défilé à Paris le 13 janvier, la France des provinces et des familles, un peu, beaucoup ou passionnément catho. Et pour une part, mais pour une part seulement, c’est elle qui résiste aux séductions du métissage et du multiculturalisme. Elle veut bien voir changer le monde dans lequel elle vit, mais pas trop et pas trop vite. « Des beaufs qui n’aiment pas les pédés et les immigrés », résumera le lecteur des Inrocks.
À première vue, on se dit que cette France des paroisses et des lodens aux relents de puritanisme est à des années-lumière de la foule bariolée et décomplexée qui s’embrasse amoureusement devant les caméras. Elles se ressemblent pourtant plus que ce qu’elles croient. Toutes deux aspirent à la stabilité petite-bourgeoise, ce qui n’a rien d’infamant mais nous éloigne un peu des grandes heures de la libération homosexuelle. Surtout, ces deux France ont un langage commun, ce qui n’est pas rien. Ce n’est pas non plus ce qu’elles ont de mieux. On pensait causer anthropologie, parenté, filiation, ordre symbolique. Ce fut, de part et d’autres, un festival de « papas » et de « mamans », avec toutes les combinaisons possibles.
Les numéros d’acteurs gnan-gnan ou enflammés pour sauver une famille traditionnelle – où on ne divorçait pas et où le nom du mari couvrait les frasques de la femme – disparue depuis belle lurette ont quelque chose de comique, quoiqu’un peu lassant. L’enfer familial, personne n’en a entendu parler dans nos provinces ? Aujourd’hui, même les cathos recourent à la contraception, divorcent et se marient par amour. Seulement, si on se marie par amour, c’est que le mariage n’est pas une institution – nul n’oserait affirmer que l’amour est une institution, peut-être faudrait-il creuser l’idée. En attendant, on s’aime, on se marie. Pour moi la cause est entendue : mariage pour tout le monde ! Et dans leur grande sagesse, les Français sont de plus en plus nombreux à penser comme moi. En revanche, s’agissant des modalités de la procréation, ils demeurent tristement conservateurs. Alors peut-être bien existe-t-il deux France, non pas celle du mouvement et celle du changement, mais celle qui croit que le changement est désirable en soi (et quel qu’il soit) et celle qui demande à choisir. Par exemple, on a le droit de penser que l’arrachement de la sexualité à la reproduction a été une révolution émancipatrice et que l’arrachement de la reproduction à la sexualité serait une catastrophe. Enfin, on devrait avoir le droit.
Dans le camp du Progrès, on trompette à la fois que l’Histoire est en marche et que la loi ne changera rien. Et on n’a pas tort. La loi ne changera rien de visible, elle ne fait que porter un coup au soubassement invisible de la société : l’altérité sexuelle. Qu’on le veuille ou pas, la capacité donnée à deux hommes ou à deux femmes d’être les « parents » d’un enfant instaure une nouvelle modalité institutionnelle de la filiation, qui ne cherche plus à « coller », même fictivement, au récit biologique. Un enfant pourra symboliquement se définir comme le descendant de deux hommes ou de deux femmes. La mauvaise nouvelle, en tout cas la nouvelle, c’est que c’est effectivement le sens de l’Histoire. Amour et droit, le cocktail est irrésistible. Tout le monde peut aimer un enfant, tous les enfants ont le droit d’être aimés, ça tombe bien… Il faudra songer à créer un bureau de l’amour pour enregistrer les réclamations de ceux dont le droit d’aimer ou d’être aimé aura été bafoué.
Quoi qu’il en soit, le Président l’avait annoncé, il est légitime, il le fait. Les homosexuels se marieront et ils auront beaucoup d’enfants, amen. Seulement, des enfants à adopter, il n’y en a point. Pour éviter que tout cet amour disponible se perde, et satisfaire le droit de chacun d’avoir un enfant à aimer, il faudra en fabriquer, sans heurter qui que ce soit dans son orientation sexuelle. Les techniques existent, désormais connues de tous par les fameux acronymes, PMA et GPA. La rencontre entre les deux sexes a toujours lieu, en terrain neutre (au moins, on ne risque pas de s’engueuler).
Mais qu’on se rassure, la recette de base ne change pas. François Hollande n’autorisera pas le recours aux mères porteuses. Dans quelques années, l’un de ses successeurs lancera à ses opposants : que proposez-vous à ces 40 000 enfants dont le seul crime est d’avoir été conçus d’une certaine façon ? Ne nous faisons pas d’illusion. La demande sera irrépressible. Ce que la science peut faire, la collectivité l’acceptera. Et la loi l’autorisera. À quoi bon, me dira-t-on, tenter de s’opposer à ce qui doit arriver ? D’abord, notre ambition, ici, n’est pas de nous opposer mais d’essayer de penser ce qui nous arrive. N’en faisons pas une affaire, ce n’est pas l’Apocalypse. Si un monde disparaît, c’est qu’il l’avait bien mérité. Et puis, pas de panique, ça va prendre quelques siècles pour que les hommes cessent d’être des hommes et les femmes des femmes. De toute façon, dans votre monde d’avant, on ne rigolait pas tous les jours, surtout les femmes. Pour tromper l’attente, on peut s’employer à nommer ce qui disparaît : le monde d’Adam et Eve, de la Bible en somme. En gros, on avait tous en tête le même récit des origines de l’espèce – en plus, comme origine commune, avoir goûté en douce le fruit défendu de la connaissance, avec le délicieux double sens de ce mot, ça avait une certaine allure.
Pour l’instant, le nouveau roman des origines, qui s’écrit sous nos yeux, n’est pas très flamboyant.
Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°56 de février 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous sur notre boutique en ligne : 6,50 € le numéro / 12,90 € pour ce numéro + les 2 suivants.
*Photo : cbr_perso.
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