Il y a une vingtaine d’années, à l’Arc de Triomphe, l’établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), détenteur de millions de photographies des engagements de l’Armée française, exposait une centaine d’entre elles sur un thème alors inédit des « Femmes dans la guerre ». Tantôt victimes, tantôt soutien moral, tantôt actrices à l’arrière du front, la figure de la combattante française n’a surgi sur des théâtres d’opération qu’au milieu du XXe siècle. D’abord employées dans des services, au risque de leur vie, telles ces six ambulancières tuées durant la Campagne d’Italie en 1944, les Françaises accédèrent progressivement à tous les grades et à toutes les fonctions des armées modernes. Beaucoup ignorent qu’elles le doivent en partie à l’une d’entre elles, la plus décorée, devenue première à être nommée Général en 1978 : Valérie André, qui vient de disparaître à l’âge de 102 ans.
Acceptant de bonne grâce, lors de l’inauguration de cette exposition, de raviver la flamme du Soldat inconnu, elle nous apparut trait pour trait telle que le quotidien Paris-Presse à son retour de la guerre d’Indochine la décrivait : « une femme élégante, aimable et d’une parfaite simplicité », devenue héroïne au point d’être croquée dans des B.D. d’action par un certain Uderzo (Magazine Les Bonnes soirées, 1954). Ce premier médecin militaire féminin fut pionnier aussi dans l’évacuation des blessés par la voie des airs, parfois, il faut le dire, de manière miraculeuse dans des postes reculés encerclés par les « Viets ». Là-bas, elle était « la femme descendue du ciel » pour les populations civiles avoisinantes des postes militaires qu’elle soignait comme elle pouvait. D’une apparence fluette dans sa combinaison retaillée de l’Armée de l’Air, coiffée de son chapeau de brousse, par son air calme et résolu, Valérie André savait donner confiance à son entourage. Sans l’avoir recherché, ses exploits allaient faire d’elle une légende.
Elle n’en faisait pas grand cas croyant humblement à la baraka, « comme une amie fidèle, … Une présence mystérieuse qu’il faut savoir capter, ne jamais refuser. » (Madame le Général, V. André). Pouvait-il en être autrement à bord de son petit hélicoptère Hiller, véritable proie désarmée, livrée au feu des mortiers et des mitrailleuses ennemis tandis que l’on hissait les blessés à son bord ? Les risques techniques de ce nouveau « ventilo », popularisé plus tard par les films de James Bond et de Fantômas, étaient des plus sérieux. Il pouvait chuter à cause d’une trop lourde charge ou bien se mettre à tourner comme une toupie, avec pour issue fatale l’explosion provoquée par une forte présence de magnésium dans l’appareil.
L’officier et romancier à succès (Les Ceinturions) Jean Lartéguy, dit d’elle dans la préface de son autobiographie qu’elle « était un mélange… de volonté farouche et de douceur ». Volontaire pour quoi ?
Volontaire d’abord à 18 ans pour s’enfuir d’Alsace, et se cacher de la Gestapo afin de poursuivre ses études de médecine durant la guerre. Volontaire aussi, dans l’après-guerre pour rejoindre durant cinq années l’Indochine la « dernière épopée romantique des temps modernes » (Lucien Bodard) où la France livra avec des moyens restreints un combat aussi vaillant que sans issue, trop souvent ignoré ou dénigré en métropole.
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Volontaire également pour devenir tout à la fois pilote, parachutiste et médecin militaire de guerre, alors que l’exercice de chacune de ces fonctions par une femme était à l’époque une incongruité. Toujours volontaire pour les missions dangereuses, sauter en parachute dans le Haut Laos sur un poste isolé afin de sauver un blessé, installer des petits postes de secours dans des détachements, et surtout ramener 165 blessés sur 129 vols dans des paniers fixés à sa « libellule mécanique ». Et enfin, de nouveau volontaire pour retourner, selon ses mots d’ordre, « combattre et sauver » en Algérie, où elle resta cinq ans pilotant notamment un Sikorski H34.
Un tel parcours, exceptionnel pour un militaire, devient extraordinaire s’agissant d’une femme, dont l’intraitable volonté semble animée par deux forces, l’une d’ordre moral, l’autre passionnel.
Valérie André avait d’abord cette vocation admirable de soigner et de soulager les blessés, celle des chirurgiens de guerre et de ces médecins « de l’avant » pratiquant dans des milieux hostiles, entre le stress du danger et le manque de moyens tout en devant gérer le volet logistique des évacuations sanitaires. C’est d’ailleurs tout à son honneur qu’elle soigna aussi les blessés ennemis, tandis que les conditions de détention de nos militaires prisonniers du Vietminh étaient d’une grande cruauté.
La passion de voler était le second ressort profond de sa détermination. C’est le rêve d’une petite fille dont les idoles s’appellent Hélène Boucher, Maryse Bastié ou l’Alsacienne Hilsz atterrissant à l’aérodrome de Strasbourg et derrière laquelle elle court pour lui offrir un bouquet. Plus tard au Tonkin, elle tombera amoureuse de l’hélicoptère, avec laquelle elle fit corps et qui lui offrit un « balcon volant » sur les splendides paysages d’Indochine. Enfin, elle pourra assouvir cette passion aérienne au Centre d’essai de Brétigny aux côtés de Jacqueline Auriol en participant à différents vols expérimentaux, montrant que sa capacité d’expertise comme pilote n’avait d’égal que celle qu’elle avait mise en œuvre en tant que chirurgien de guerre.
Évidemment le nom de Valérie André, peut évoquer aujourd’hui des combats plus feutrés qu’elle mena au sein de l’institution militaire (en particulier comme présidente d’une « commission d’études prospectives pour la femme militaire » au début des années quatre-vingt) afin d’ouvrir aux Françaises qui en étaient aptes toutes les portes, y compris les verrières des cockpits d’avions de chasse.
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Tout ce qu’elle fit pour promouvoir les femmes dans les armées n’a évidemment rien de commun avec un néo-féminisme agressif, diviseur et extrémiste. Elle usait de détermination, nullement de provocation, même si elle savait manier l’humour : en 1948, au général commandant les troupes aéroportées qui s’inquiétait malicieusement de la gêne occasionnée par le harnachement à sa poitrine, elle rétorqua : « Je suis moins gênée que vous ne pourriez l’être un peu plus bas, avec les cuissards du harnais du parachute ». Faisant preuve d’une belle opiniâtreté avec ses chefs, elle leur démontrait non seulement l’utilité d’être à la fois pilote et médecin, mais surtout la capacité pour une femme d’être l’un et l’autre.
Elle agissait en faveur de l’intégration des femmes dans l’Armée avec un esprit d’union, non de division, ni de revanche vis-à-vis des hommes, car elle savait tout ce qu’elle devait à ses camarades masculins, au soutien opérationnel et technique de ses copains au premier rang desquels son chef et futur époux Alexis Santini (oncle d’André Santini), un as des hélicos, mais aussi de ses anges gardiens de l’aviation de chasse, qui tentaient de la couvrir lors de ses missions dangereuses en Indochine.
L’itinéraire du Général Valérie André illustre la complexité de ces conflits d’après-guerre, dont elle partagea les cicatrices avec ces compagnons d’armes et qu’elle traversa autant avec une compassion envers les populations souffrant de la guerre et du terrorisme aveugle, qu’une lucidité sur les ravages d’un double discours. Elle est aussi emblématique d’une mutation des armées, qui, si elles se technicisent, doivent continuer à rester des forces humaines soucieuses d’un fort engagement moral qu’elle s’imposait : « Servir dans l’armée impose un désintéressement total, un esprit de dévouement, un sens de la solidarité constant ».
Après des choix nationaux de scientifique, de ministre, de résistantes, voire d’artiste, si l’on cherche des Françaises à « panthéoniser », ne peut-on se retourner vers cette militaire, exemple de vitalité et de fierté nationale pour les générations à venir, à commencer évidemment par les jeunes femmes ? Ne peut-on préférer cette patriote qui, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la Guerre froide, symbolise cette génération de combattants qui ont vu la France à terre dans leur jeunesse et se sont engagés pour la relever ?
À la manière des catholiques clamant en italien, place Saint-Pierre, la canonisation immédiate d’une personne décédée, devrait-on légitimement réclamer pour Valérie André : « Pantheon subito ! »
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