À bord d’un navire de luxe, le Zaandam, Olivier Barrot nous raconte son errance maritime, au début de l’épidémie de Covid, entre suspension du temps et enfermement sanitaire.
Que toute cette « mésaventure » nous semble loin, le temps s’est dilué depuis mars 2020. Le monde devait changer, se libérer, se réinventer, desserrer les crocs de la croissance et du profit, « Plus jamais ça ! » entendions-nous, dans le poste et au micro des hommes politiques contrits. Les casseroles sonnaient aux balcons, nos déplacements étaient assujettis à une attestation auto-signée et les livres interdits à la vente.
À l’extérieur, nos pas furent chronométrés et nos réunions de famille limitées au cercle des valides. L’infantilisation en marche s’emparait, peu à peu, de nos moindres faits et gestes quotidiens. Pendant que nos anciens, seuls et désarmés, luttaient dans l’indifférence, exfiltrés de la nation pour raisons médicales, nous regardions hébétés le grand spectacle du délitement. Entre excès de pointillisme administratif et affolement aux urgences, nous commencions à avoir de sérieux doutes sur notre manière d’affronter une aussi rude réalité. Face à une crise d’une telle ampleur, ne devions-nous pas totalement repenser la société ? Et puis, la machine a repris son rythme de croisière, nos reflexes de confort et l’oubli ont fait leur chemin.
Le vaisseau fantôme d’Olivier Barrot
Très naturellement, nous sommes retombés dans les fossés de la banalité et les travers de la survie économique. Vaisseau fantôme d’Olivier Barrot, aux éditions Gallimard, nous replonge dans cette atmosphère, à la fois oppressante et ralentie, où la fragilité des existences cabotait alors avec l’incertitude du lendemain. Par voie de presse, nous avions appris que le journaliste et écrivain français était bloqué sur un navire durant une croisière en Amérique du Sud. Nous avions été émus à la lecture de cet entrefilet. Nous avions pensé à lui, tenté de lui envoyer un message électronique, mais les communications étaient elliptiques et fatiguées. Trois ans plus tard, Olivier Barrot nous propose un court récit de ce voyage intérieur, de ce cabotage long et pénible où l’escale n’arrive jamais. Les côtes se dessinent parfois à l’horizon ; les atteindre, encore plus fouler cette terre ferme, est un rêve, voire une obsession pour les cloîtrés des hublots. Une forme d’exil et de malaise emporte toutes ces âmes dépossédées de leur liberté d’agir, l’inactivité et l’imaginaire engagent une bataille dans les cabines et dans les têtes.
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On rumine, on s’énerve, on prend son mal en patience, on pense à la France, à ses proches, chacun agit en conscience, selon son caractère et son degré d’anxiété. Chaque jour apporte son lot de déceptions, les maigres espoirs sont vite douchés par la valse diplomatique, les frontières se referment, le monde a peur et le Zaandam de la compagnie maritime néerlando-américaine Holland America Line (port d’attache Fort Lauderdale en Floride) fait du surplace, attendant son salut d’une capitainerie solidaire. Patate chaude qui n’atteindra jamais les terres australes ; au milieu de nulle part, l’attente commence à figer les consciences. « Nous nous trouvons au Chili sans y être, l’étrange situation » souligne l’auteur. « Nous avons fugitivement touché la terre ferme du pays à Punta Arenas, et depuis barbotons dans ses eaux territoriales, apercevant à l’occasion les rivages de cette Patagonie « extrême Sud de l’eau » comme l’écrit Neruda », ajoute-t-il.
Voyages et bibliothèques forment un tout
Il fallait un écrivain affleurant comme Olivier Barrot pour raconter cet étirement du temps, à bas bruit, sans trémolos, sans suspense faussement haletant, sans ressentiment médiocre, juste se laisser porter par sa plume, accepter d’enclencher la touche pause et ressentir cet abandon en plein océan. Il y a quelque chose de religieux dans ce carnet, empreint de dignité et d’introspection, nous partageons le désenchantement de nos compatriotes croisiéristes, notamment lors d’un transfert de bord à bord, mais le plus littérairement saisissant dans ce récit est cette masse flottante, inerte, sans patrie, communion de vies si différentes qui cherche à retrouver son Eden de normalité, dans une immensité bleue de mer.
Le Zaandam vogue dans cette zone grise, son sort est entre des mains quasi-célestes, l’aval d’une quelconque autorité ; à la lisière de l’activité humaine, tel un récif balloté au gré des hésitations étatiques. Invité comme conférencier, Olivier Barrot tente l’évasion en parlant des « Tontons Flingueurs » ou de Larbaud à des passagers perdus. Son érudition fait merveille. Avec lui, le voyage et la bibliothèque forment un tout cohérent. Au lieu de les alourdir, ces références à-propos, distillées sans pédanterie, allègent les pensées des naufragés que nous sommes tous. Nous avons surtout envie de connaître Vanessa, directrice de croisière, qui fut d’un grand soutien moral et d’une attention de Saint-Bernard.
Vaisseau fantôme d’Olivier Barrot – Gallimard