Précisons-le d’emblée : je n’ai aucune sympathie, ni même de compassion envers Zine al-Abidine Ben Ali, président déchu de la Tunisie. Mon dernier voyage en Tunisie remonte à 1965, alors que membre de la direction de la Mutuelle nationale des étudiants de France, j’avais répondu à une invitation de l’Union générale des étudiants tunisiens pour étudier la mise en place d’un système de protection santé pour leurs membres. Inutile de dire que l’affaire se perdit dans les sables, du côté de Foum Tataouine, car le gouvernement de Habib Bourguiba n’avait pas les moyens de financer un système de protection sociale de ses futures élites.
Par la suite, j’ai préféré aller chercher ailleurs les douceurs du soleil d’hiver, aucune nostalgie du bon temps des colonies ne me poussant vers les rivages de Carthage, Hammamet ou Djerba.
Ces dernières années, il ne m’a pas échappé que ce Ben Ali, qui avait réussi à déboulonner un Bourguiba devenu sénile et prisonnier d’un entourage cupide et corrompu, avait fait de son pays une zone de prédation sans limite pour son clan et sa belle-famille. Au prétexte de pourchasser les islamistes radicaux, il avait établi un régime policier assez efficace, muselé la presse et empêché l’émergence d’une opposition laïque et démocratique. Sa chute ne me chagrine pas plus que celle d’Erich Honecker à laquelle j’eu le plaisir d’assister en direct live.
Néanmoins, les commentaires de nos plus brillants éditorialistes relatifs à cet événement relèvent souvent d’un genre assez détestable, celui qui consiste, d’une part, à écraser la gueule du vaincu à coup de talon, et d’autre part, à clouer au pilori le comportement des gouvernements français (de droite comme de gauche), jugés trop complaisants à l’égard du satrape.
Le sommet, en la matière, a été l’édito de Laurent Joffrin dans Libération du 15 janvier, dont je ne résiste pas à la tentation perverse de vous citer in extenso le premier paragraphe : « Ainsi, depuis vingt-trois ans, la Tunisie était gouvernée par un trouillard ! Ainsi, le grotesque successeur du grand Bourguiba, flic en chef de l’un des régimes les plus féroces de la région, n’était qu’un pleutre et, quand le peuple insurgé lui a signifié son congé, il est parti la queue basse. » Passons sur le style, où l’accumulation des adjectifs qualificatifs et des métaphores à deux balles nous ferait plutôt rigoler aux dépens du futur PDG du Nouvel Obs. « Trouillard ! », « Lâche ! », « Pleutre ! » : accro au dictionnaire des synonymes, l’excellent Joffrin se paye une gloire de Tartarin terrassant le lion de l’Atlas ! Eût-il préféré que Ben Ali, le courageux, l’intrépide, le brave, le preux (moi aussi j’ai le bon dico !) s’accrochât au pouvoir en faisant donner la troupe contre la foule manifestante ajoutant d’autres morts aux quatre-vingt déjà répertoriés ? Qu’il rejouât à Tunis un remake de la Commune de Paris ? Ben Ali est parti avec la cassette de ses prébendes accumulées sur le dos de son peuple pour mener une vie de jet-setter dans les palaces climatisés des monarchies du Golfe. Cela suffit amplement à le classer dans la catégorie des gens méprisables. Mais c’est précisément son attitude consistant à fuir sans combattre jusqu’au massacre qui peut lui valoir quelques circonstances atténuantes devant le tribunal de l’Histoire.
L’autre antienne entonnée en chœur par la corporation des éditorialistes est la condamnation de la realpolitik menée par la France vis à vis du dictateur tunisien. Joffrin ajoute « imbécile » à ce vocable bismarckien pour bien montrer à quel point il est courroucé (« Bonjour ma colère, salut ma hargne et mon courroux, coucou ! » Pierre Desproges). Ivan Levaï bat sa coulpe sur France-Inter : « Oui, il m’est arrivé de passer des vacances au soleil de Tunisie, on se doutait bien que tout n’était pas parfait, mais etc. » Honte à Sarko, honte à MAM, honte à tous ceux qui, de Bertrand Delanoë à feu Philippe Séguin, ont montré quelque indulgence envers Ben Ali, au motif que ce dernier leur manifestait de la considération, et qu’il a rendu, ces dernières années quelques services à nos « services » en matière de lutte contre le terrorisme islamiste. Je veux bien sacrifier Michèle Alliot-Marie aux crocs acérés des pitbulls de l’édito en « une ». Proposer à un dictateur sur le reculoir de lui envoyer quelques CRS pour calmer « techniquement » une foule déchaînée relève soit du cynisme le plus total, soit de la peau de banane lancée sous les pieds de Madame le ministre par le collaborateur facétieux chargé de rédiger sa réponse à une question d’un député.
La France entretient des relations diplomatiques, fait des affaires, signe des traités avec la plupart des 192 Etats inscrits à l’ONU. Parmi ceux-ci, seule une minorité présente un bulletin satisfaisant de santé démocratique. Même Bernard Kouchner avait fini par comprendre cela, ce qui a d’ailleurs rendu plutôt inutile sa présence au gouvernement. Pour le cas de la Tunisie, la plupart des bons connaisseurs du pays se retrouvent pour estimer que la politique de développement économique menée par Ben Ali, non dépendante d’une rente pétrolière ou minière, avait fait surgir dans ce pays du Maghreb une classe moyenne industrielle et commerciale. Ce qui n’empêchait pas, bien sûr, d’énormes disparités dans les revenus et les conditions de vie, notamment dans les zones reculée du pays. On est d’accord, également, pour constater que le traitement de faveur accordé par l’UE à la Tunisie, notamment en matière de libre-échange, avait conduit le pays à s’arrimer à l’économie européenne, et à devenir le deuxième pays exportateur d’Afrique (hors hydrocarbures et ressources minières).
Enfin, le haut niveau – relatif – d’éducation de la population où l’analphabétisme, contrairement à l’Algérie et surtout au Maroc est quasi inexistant n’a pas été pour rien dans la montée des revendications démocratiques. Ce qui fait chuter les dictatures, ce ne sont pas les déclarations enflammées des dirigeants des pays démocratiques. L’Ostpolitik de Willy Brandt et d’Helmut Schmidt, poursuivie par Helmut Kohl a été plus fatale à la RDA que les imprécations anticommunistes rituelles. Chacun son boulot : la société civile des pays démocratiques et nantis a parfaitement le droit, sinon le devoir, de dénoncer tout ce qui doit l’être dans des pays qui ne sont pas dans le cadre de leurs normes. L’Etat, en revanche, doit tenir compte d’autres paramètres et de respecter l’une de ces injonctions bibliques de base : je ne suis pas le gardien de mon frère !
Bravo donc aux révoltés de Tunis qui ont réussi, sans l’aide de la France officielle, à se débarrasser d’un tyran. Nous n’y sommes pour rien, et c’est tant mieux.
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