Au nom du Bien et du Progrès, le monde universitaire sait faire taire ceux qui, en son sein, ne pensent pas dans le sens de la doxa. Ce qui reste d’esprit libre, pour ne pas dire critique, est muselé, surveillé, dénoncé, traqué, accusé puis condamné.
« Faudrait lui faire un procès, à celui-là ! » C’est ainsi que la vice-présidente d’une université de province considère un collègue dont les positions n’ont pas l’heur de lui plaire. Un procès pour quoi ? Pour divergence d’opinions ?
Dans le monde universitaire, il semble acquis que le désaccord doive se régler dans les prétoires de la mise en conformité et que l’hétérodoxie idéologique doive être punie. L’altérité ne s’envisage plus que comme adversité. Si vous ne plaisez pas, vous méritez d’être interdit, censuré, sanctionné. Remettre en cause l’écriture inclusive suffit pour sentir le soufre, alors toucher aux Frères musulmans, vous n’y pensez pas. Les arguments objectifs n’ont plus cours : certains savants ont même déclaré la fin de la rationalité pour cause d’ethnocentrisme occidental. Seule la morale compte. C’est le retour des chaisières, du pointage du doigt et de la mauvaise réputation.
Supériorité jargonnante
Les sujets sont prévisibles : la laïcité est suspecte d’islamophobie, l’hétérosexualité est une oppression, le pluriel provoque une scandaleuse invisibilisation des femmes, l’objectivité est un outil des dominants… La fameuse Déconstruction est intouchable, au point même d’avoir été décrétée indéfinissable par saint Derrida, si bien qu’elle se confond avec tout ce qu’on peut vouloir lui faire dire.
On pourra ainsi « déconstruire » tout ce qui passe, « démasculiniser les sciences », déconstruire la « race » ou « les privilèges », faire des colloques pour parler de l’« ignorance blanche », et même accuser ses collègues sociologues[1] d’être des « hommes, blancs, hétérosexuels, etc. ». On frémit à l’idée de ce que renferme l’infamant « etc. » !… En rhétorique, on parle d’aposiopèse pour désigner ce sous-entendu, ce non-dit laissant imaginer les pires turpitudes : c’est une technique argumentative où l’allusion se suffit à elle-même. La connivence que suppose ce genre de mise au pilori (« on sait de qui on parle… ») montre l’entre-soi d’une caste qui ne se soucie pas de convaincre, mais de dénoncer. Un tel racisme-sexisme décomplexé prétend même constituer une « épistémologie ». De fait, épistémologique et scientifique sont désormais les mots qu’il faut brandir pour valider son réquisitoire. Car les universitaires, tout à leur supériorité jargonnante, ne peuvent s’insulter sans prétendre que c’est la Science qui les anime.
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Il semble que bon nombre d’universitaires soient revenus aux fondamentaux de la tradition ecclésiastique de surveillance doctrinale ou, plus récemment, de l’ordre vichyste : imposer l’orthodoxie et traquer les déviants. Il suffit alors de déchoir de leur scientificité les collègues en promouvant des charlatans. De tels imposteurs peuvent manipuler l’histoire à loisir, ils ne risquent que de devenir la voix du pouvoir : on peut ainsi inventer une fantasmagorique masculinisation de la langue française à partir d’exemples fallacieux et devenir la référence des acteurs politiques. Les démentis des véritables spécialistes[2] n’y font rien – que peuvent les données face à l’orthodoxie idéologique ?
Ce climat de délation s’accompagne d’un retournement victimaire : à la moindre critique, ceux qui traquent le réac et engrangent les financements se roulent par terre comme un footballeur effleuré pour prétendre être victimes du retour des heures sombres. On notera, question heures sombres, que ce camp idéologique a l’habitude de vénérer le nazi Heidegger, d’être antisioniste et de trouver des excuses au djihadisme palestinien. Certains ont même nommé leur chat Yasser, c’est vous dire. C’est là un tropisme islamo-gauchiste que l’on reconnaît facilement à ce qu’il n’existe pas selon les éminentes spécialistes scientifiques qui le défendent.
Et gare à vous si vous faites remarquer ces complaisances idéologiques. Le protocole est simple : on délégitimera les rebelles avec force tribunes en les considérant comme des ennemis idéologiques. C’est là le triomphe de l’apodioxie, figure argumentative consistant à refuser par avance le débat en prenant une position de supériorité et en déconsidérant son contradicteur : la traditionnelle accusation de conservatisme (« réac » dans sa version agressive) en est l’incarnation la plus fréquente[3].
L’humanisme, le progrès et la justice
Tel est désormais le socle rhétorique de la meute. Bien sûr, c’est toujours au nom de l’Humanisme, du Progrès et de la Justice qu’on aménagera l’ostracisme. Les Maîtres-Mots que décrivait Milner[4] sont les armes faciles du débat de mauvaise foi : « Celui qui détient l’un d’entre eux l’emporte dans tous les affrontements. » Parmi les nouveaux Maîtres-Mots : invisibilisation, intersectionnel, patriarcat, minorisé, genre, déconstruction… Leur sanctuarisation est telle que les critiquer vous exclut de l’humanité fréquentable. Les directeurs de recherche et de conscience, sorbonnards de l’excommunication, n’ont qu’à compter sur l’inertie de ceux qui ne veulent pas faire de vague et sur les bonnes affaires que représentent les financements pour délimiter de nouveaux conformismes.
Le continuum entre l’adoption de nouvelles modes et la mise au pas des récalcitrants se réalise au nom du care. Même la censure des textes passe pour de la « réécriture sensible ». La futilité devient épistémologie et sa normalisation exige l’exclusion des têtes qui dépassent. C’est ainsi que chacun se mêle de faire de la haute philosophie politique en étudiant Pif le chien ou les atermoiements des travailleurs de l’anus. C’est ça, la science aujourd’hui. Quiconque y trouve à redire se fera prendre de haut par les nouveaux savants : heureusement, les élites pensent pour vous.
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[1]. Isabelle Clair, « L’intersectionnalité, une menace pour la sociologie (et les sociologues français) des classes sociales ? », Astérion, 27/2022, journals.openedition.org.
[2]. Le Genre grammatical et l’Écriture inclusive en français, Revue Observables n° 1, juin 2021 ou Sophie Piron, « Le masculin polémique : contre-argumentaire historique sur le e féminin et les noms de métiers», Circula, n° 15, Université de Shebrooke, 2022.
[3]. La Mauvaise foi, un dispositif discursif ?, Revue Observables n° 2, 2022. Textes de Pierre-André Taguieff, Daniel Sibony, Yana Grinshpun…
[4]. « Une conversation sur l’universel », Cahiers d’études lévinassiennes, n° 6, 2007.