Accueil Édition Abonné Décembre 2019 Qu’enseignera-t-on dans les universités dans quelques décennies?

Qu’enseignera-t-on dans les universités dans quelques décennies?

Le bûcher des humanités


Qu’enseignera-t-on dans les universités dans quelques décennies?
Rassemblement contre la précarité étudiante devant l'université Jean-Jaurès à Toulouse, 12 novembre 2019. (c) Lilian Cazabet / Hans Lucas / AFP

 Sous la pression de certains étudiants, l’université ouvre les esprits aux dernières lubies progressistes au lieu de les instruire. Forts de cette abdication, des groupuscules gauchistes musèlent leurs adversaires tout en se victimisant.


Le premier semestre de l’année universitaire touche à sa fin et, comme toujours à cette occasion, les étudiants doivent s’inscrire « pédagogiquement » – comprendre : choisir les cours qu’ils suivront au semestre suivant. Je n’y échappe donc pas. Sur la liste des enseignements possibles, figure un cours d’« introduction à la philosophie féministe », quand mes condisciples des autres promotions ont le choix entre un cours sur « l’empathie » ou un autre à l’intitulé prometteur, mais qui n’est toujours qu’un moyen un peu grossier d’aborder les questions de genre et de sexe à travers les livres de la sacro-sainte Judith Butler. Nous sommes à la prestigieuse Sorbonne.

Il ne s’agit pas de faire un mauvais procès à l’université. Ces choix ne sont évidemment pas exclusifs, mais ils représentent une part grandissante des possibilités. Certains classiques persistent bravement, entre autres la métaphysique aristotélicienne ou l’ontologie heideggérienne. Encore que le dernier soit, semble-t-il, sur la sellette… La question est donc à la fois légitime et lancinante : qu’enseignera-t-on dans les universités dans quelques décennies ?

L’institution « fait le jeu » des étudiants

L’université préfère aujourd’hui ouvrir les esprits plutôt que les instruire. Qui plus est, elle le revendique. Toutefois, si elle est en partie responsable, elle n’est pas fautive. Ce qu’on pourrait aujourd’hui reprocher à l’institution, c’est finalement d’être devenue un grand supermarché, qui cherche à satisfaire la demande circonscrite à quelques thèmes à la mode de consommateurs toujours plus capricieux.

Le problème n’est même pas que la majorité des enseignants-chercheurs des universités soient de gauche et sensibles aux questions « sociales », mais que l’institution s’emploie à « faire le jeu » des étudiants, à alimenter cette soif jamais assouvie de « comprendre le monde qui les entoure » au détriment du reste.

Faisons table rase du passé pour ne plus nous consacrer qu’à la stricte immédiateté du présent comme seul substrat pour l’avenir. Attachons-nous à comprendre les tensions qui irriguent les questions d’identité, de genre, de sexe, de discrimination, de domination, de violence avant de nous employer à décortiquer tous les préfixes de la phobie – pour pouvoir ensuite en sanctionner toutes les expressions.

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On blâme, à juste titre, la prégnance de la « bien-pensance » à l’université. Mais c’est surtout pour apaiser une violence insidieuse que l’institution joue le clientélisme. La frontière devient ténue entre la persuasion du logos et la revendication violente. Cette génération étudiante gouaille beaucoup et n’opère plus réellement de distinction entre les deux. S’il n’est plus de mise de renverser des poubelles sur la tête des « profs », les étudiants ont quand même réussi à dévoyer et radicaliser la noble arme qui leur a été donnée : la parole et avec elle, le discours raisonné et raisonnable. C’est en « arguant » – et non plus en argumentant – que la violence s’exerce. Et cette violence-là est encore plus délétère, puisque, sous couvert de démocratie et d’égalitarisme, elle pave la voie à une forme de tyrannie. Ce n’est donc pas la volonté d’embrigadement de l’université qui nourrit la toute-puissance idéologique des étudiants, mais plutôt son absence de courage face à leurs réclamations. L’université endoctrine moins qu’elle n’abdique face à toutes les lubies idéologiques de groupuscules. C’est là son grand tort. Face à la censure, que soit celle de Sylviane Agacinski, François Hollande, Alain Finkielkraut – la liste n’est pas exhaustive –, les maîtres consentent à redevenir des disciples et à obtempérer face aux injonctions des étudiants devenus professeurs de bonne conscience.

La rupture avant tout

Cette évolution n’est pas le seul fait de l’avènement d’une nouvelle génération hautement politisée. Elle trouve son origine directe dans la rupture que la nouvelle génération entend marquer d’avec ses aînés. Les étudiants cherchent, par tous les moyens, à rompre avec l’idée platonicienne selon laquelle « les Anciens valent mieux que nous ». Pour beaucoup discutable, cette affirmation n’en relève pas moins une forme de vérité. Il ne s’agit pas tant de savoir qui a raison, et dans quel camp se place le progrès (l’idéologie progressiste ayant de toute façon invalidé la question elle-même), que de se demander quel est le prix de cette condamnation des « vieux » par les « jeunes ». En réalité, ce sont les étudiants qui paieront (et paient sans doute déjà) ce lourd tribut. Fait symptomatique : l’époque des grands « professeurs » est désormais révolue (du moins à la Sorbonne), s’il en reste quelques-uns, ils ont été largement remplacés par des « chargés de TD », c’est-à-dire des doctorants chargés de dispenser un enseignement à des étudiants qui ont presque le même âge qu’eux.

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Les revendications actuelles en disent long sur l’autre pendant du phénomène. En effet, le moyen le plus évident qui est offert aux chevaliers de la « rébellitude », c’est de jouer la carte victimaire. Le statut des étudiants est structurellement précaire, parce que provisoire. Il n’est pas étonnant que l’UNEF, en quête de compensation sémantique, ait, dans la charte de Grenoble de 1946, défini l’étudiant comme un « jeune travailleur intellectuel ». Mais force est de constater que, dans les faits et par définition, un étudiant n’est pas un travailleur (et encore moins un intellectuel à proprement parler). Il ne fait aucun doute que certains étudiants sont dans une situation financièrement et matériellement compliquée, mais s’insurger, de manière générale, contre le caractère provisoire de la situation des étudiants, c’est considérer comme une anomalie un état de fait qui est pourtant dans l’ordre normal des choses.

Parfois incapable d’assurer des conditions de cours décentes, l’université cède à tous les caprices idéologiques d’enfants gâtés. Mais, en devenant les esclaves de leur propre puissance victimaire, ceux-ci ne font que se tirer une balle dans le pied. Certains s’inscrivent peut-être à l’université pour passer le temps, mais de nombreux étudiants y vont avec de véritables attentes intellectuelles. Ce sont eux les véritables victimes de la haine du passé qui sévit désormais dans nos facultés.

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Décembre 2019 - Causeur #74

Article extrait du Magazine Causeur




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