Les 7 et 8 janvier, un colloque organisé conjointement par l’Observatoire du décolonialisme, le Collège de philosophie et le Comité Laïcité République s’est déroulé à la Sorbonne. Son titre « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Anne-Marie Le Pourhiet [1] a pointé les dérives coupables de l’université et des académies. Nous publions son intervention.
Les outils juridiques d’une « reconstruction » scientifique existent déjà. Il convient seulement d’appliquer effectivement les règles qui régissent le service public de l’enseignement supérieur et encadrent la liberté académique, aujourd’hui bafouées dans plusieurs disciplines. Mais il faut aussi que les pouvoirs publics cessent leur double jeu en s’abstenant de prescrire, encourager, promouvoir et financer les dérives constatées dans le monde académique.
La liberté académique: une notion juridique définie et encadrée
Examinant, en 1984, la « loi Savary » relative à l’enseignement supérieur, le Conseil constitutionnel a déduit du préambule de la Constitution un principe d’indépendance des universitaires, garanti par un statut qui peut limiter la liberté d’expression « dans la seule mesure des exigences du service public ». Les dispositions de cette loi ont été reprises dans le Code de l’éducation : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. » (Article L141-6.) « Les enseignants-chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et dans leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires, les principes de tolérance et d’objectivité. » (Article L952-2.) C’est donc parfaitement clair : l’objectivité est le principe cardinal de l’activité scientifique.
Le Conseil de l’Europe a adopté en 2006 une recommandation relative à la liberté académique, qui reprend les principes de la Magna Carta Universitatum adoptée à Bologne en 1988 et affirme que la liberté académique doit garantir la liberté de rechercher et de diffuser sans restriction le savoir et la vérité.
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Citons enfin la recommandation de l’Unesco concernant « la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur », adoptée en 1997. Se déclarant « préoccupée par la vulnérabilité de la communauté universitaire à l’égard des pressions politiques indésirables qui pourraient porter atteinte aux libertés académiques », l’Unesco affirme que les universités « sont des communautés d’érudits qui ont pour mission de préserver et de diffuser le savoir traditionnel et la culture, d’exprimer librement leur opinion à ce sujet et de poursuivre leur quête de la connaissance sans être entravés par des impératifs doctrinaires ». Elle ajoute qu’enseigner dans le supérieur est une « profession » dont les membres assurent un « service public » qui exige des enseignants « le respect de normes professionnelles rigoureuses dans l’étude et la recherche ». Les États membres ont le devoir de protéger l’autonomie des établissements « contre toute menace, d’où qu’elle vienne ». Il est précisé que l’exercice de ces droits « s’accompagne de devoirs et responsabilités spécifiques, y compris l’obligation de respecter les libertés académiques des autres membres de la communauté universitaire et d’accepter la confrontation loyale des différents points de vue ».
Les libertés académiques, conclut la recommandation, s’accompagnent de l’obligation faite à tout chercheur de « fonder son travail sur la quête sincère de la vérité » dans le respect des « normes éthiques et professionnelles, en particulier le principe de la preuve, de l’impartialité du raisonnement et de l’honnêteté du compte rendu ».
La liberté académique, une arme aux mains de militants politiques
Il résulte donc clairement de tout ce corpus normatif que la liberté académique est une liberté professionnelle, reconnue à une communauté de savants au service d’une fin. Cependant, la liberté des universitaires ne consiste pas à pouvoir écrire, publier et enseigner n’importe quoi, et leurs obligations sont au moins aussi importantes que leurs droits. Récuser la notion même d’objectivité, utiliser des postulats erronés, ériger des contre-vérités en dogmes, escamoter la vérification, trouver avant d’avoir commencé à chercher, se dispenser de cohérence logique et de rationalité, s’exonérer de procédures de validation, tordre les raisonnements, tricher dans le recensement des sources, soumettre la recherche à des impératifs doctrinaires, falsifier les résultats, affirmer sans démontrer, faire taire sous menaces la critique et la contradiction… tout cela ne peut tenir lieu de science et prétendre à la protection de la liberté académique.
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Or, force est de reconnaître que les instances d’évaluation, de qualification, de recrutement ou de promotion ne sont pas à la hauteur de leur mission et font preuve d’un laxisme coupable devant des thèses, travaux, colloques et publications d’une nullité scientifique flagrante voire d’une malhonnêteté intellectuelle grossière allant jusqu’à remettre ouvertement en cause le principe d’objectivité pour revendiquer le primat de divagations subjectives.
Le propre des « études » identitaires est de récuser les notions mêmes d’objectivité et de rationalité, considérées comme relevant de l’appareil normatif occidentalo-centriste mâle et blanc, de telle sorte que les minorités racisées seraient dispensées du respect de ces principes dominants étrangers à leurs références culturelles. Cette revendication d’exception qui conduit directement à s’affranchir de règles universelles n’est évidemment pas acceptable.
Une absence totale de contrôle
Le contrôle et l’évaluation de la qualité de la recherche et de l’enseignement doivent être exercés en interne par les instances de sélection et qualification, mais aussi par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Mais l’enseignement supérieur ne saurait non plus se soustraire au contrôle prévu par la Constitution, qui confie au Parlement la mission d’évaluer les politiques publiques, sans aucune exception, avec l’aide de la Cour des comptes, qui aurait beaucoup à dire sur la gestion de l’Université française.
Le problème, évidemment, c’est que le contrôle de qualité interne ne fonctionne pas, notamment dans les unités de sciences sociales. Un doctorant qui prépare une thèse bidon sur, par exemple, « Le privilège blanc dans les cosmétiques » ou « La territorialisation des lesbiennes dans le bassin d’Arcachon », a un directeur de recherche qui va approuver son travail, réunira un jury composé de compères militants qui lui décerneront un doctorat avec lequel il obtiendra ensuite la qualification de la section compétente du CNU, elle-même composée de collègues complaisants. Et c’est ainsi que l’heureux élu ira ensuite grossir les rangs d’une équipe d’enseignants-chercheurs. Le clonage reproductif marche très bien dans ce type d’études où la médiocrité scientifique est indéfiniment renouvelable.
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Mais les pouvoirs publics ne pêchent pas seulement par abstention, ils ont une responsabilité active directe dans la situation observée.
Le cerveau des étudiants est un vaste enjeu
Il ne s’agit pas de censurer ou sanctionner pénalement ou disciplinairement des universitaires « déviants », mais de défendre la qualité de la science française en arrêtant de promouvoir, relayer, encourager et financer généreusement de la fake science, des études et des « concepts » liberticides, fondamentalement « illibéraux », qui sont autant de germes de totalitarisme. Ce qui passe d’abord par un changement de « parole » politique dans les institutions européennes, nationales et locales, mais aussi par une désolidarisation des autorités publiques avec un discours, des procédés et des méthodes démocratiquement et scientifiquement inacceptables.
Le législateur contemporain et les ministères concernés multiplient, en effet, le double langage et les injonctions contradictoires. L’État lui-même a une fâcheuse tendance à porter atteinte au principe de neutralité idéologique et d’objectivité scientifique en laissant des revendications communautaires et militantes issues de la « société civile » se répandre tout à la fois dans les programmes, les manuels et les interventions en milieu scolaire, ainsi que dans la recherche universitaire. Le cerveau des étudiants et des élèves est devenu un enjeu militant, encouragé, voire institué par l’État qui met ainsi la puissance publique au service d’intérêts catégoriels.
Aux côtés des affirmations de principe du Code de l’éducation sur les libertés académiques et la nécessaire objectivité, des lois « bavardes », comme les dénonçait Pierre Mazeaud en son temps et que le Conseil constitutionnel a censurées en 2005 dans sa décision sur la loi Fillon, ont rajouté des dispositions filandreuses répondant à des revendications de clientèles militantes.
Ainsi est-il désormais écrit dans le Code que l’enseignement supérieur contribue à la « construction d’une société inclusive » et à la « sensibilisation et à la formation aux enjeux de la transition écologique et du développement durable », ou encore qu’il « mène une action contre les stéréotypes sexués, tant dans les enseignements que dans les différents aspects de la vie de la communauté éducative ». Littéralement, chaque universitaire est donc invité par le législateur à « mener des actions » militantes dans ses cours. Ce type de phraséologie est-il vraiment compatible avec les principes précédemment rappelés ?
De la même façon, c’est le législateur lui-même qui a prescrit, dans l’article 2 de la loi dite « Taubira » du 21 mai 2001, que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent » ou qui avait encore écrit dans l’article 4 de la loi du 23 février 2005, plus tard abrogé, que « les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite ». Lesdits programmes devaient reconnaître en particulier « le rôle positif » de la colonisation. L’accumulation de ces lois liberticides a fini par déclencher des pétitions d’historiens et de juristes universitaires et même quelques censures du Conseil constitutionnel.
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Absurdistan
Mais au nom des politiques de diversité et d’égalité des sexes, les instances européennes et nationales ont depuis fait déferler sur l’Université un cheval de Troie militant intersectionnel parfaitement orwellien. Les boîtes mail des universitaires français sont en permanence inondées d’annonces, d’informations, de recommandations, prescriptions et injonctions issues des services centraux de leur université relayant eux-mêmes des directives européennes et des documents ministériels.
Les directeurs d’équipes de recherche ont, par exemple, récemment été sommés de désigner un « référent égalité » pour « promouvoir l’égalité des chances entre les femmes et les hommes, communiquer sur les actions mises en place et les campagnes de sensibilisation et de prévention contre les stéréotypes et les discriminations, faire partie d’un réseau régional, bénéficier de formations dédiées, identifier des actions à proposer ». Chaque laboratoire est donc invité à désigner une enseignante-chercheuse faisant office de « commissaire à la genritude », sorte de kapo dont on devine qu’elle aura notamment à dénoncer à la présidence de leur université tout geste « inapproprié » d’un professeur à l’égard d’une doctorante. Mais la réglementation universitaire nous propose également, et même impose à ceux qui exercent des responsabilités particulières, de suivre des stages d’éducation à l’égalité de genre, notamment dispensés par l’incontournable société EGAE, officine prospère de Mme Caroline De Haas, qui semble rafler tous les marchés publics de rééducation.
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Le monde universitaire est ainsi mis en coupe réglée, exactement sur le modèle de la révolution culturelle chinoise. Et voilà comment La Tache de Philippe Roth et Soumission de Houellebecq ne sont plus des romans, mais des réalités françaises.
Bien entendu, tous ces courriers, annonces et autres communications sont rédigés en écriture dite « inclusive » sous le nez d’une tutelle qui non seulement ne réagit pas, mais en réalité recommande, encourage et finance tout cela dans un « en même temps » qui n’échappe à personne. Face à cette duplicité des pouvoirs publics, j’avoue n’être guère optimiste sur la possible amélioration de la qualité de la science française.
Sans doute ce colloque est-il l’expression d’une résistance réjouissante et bienvenue, mais c’est un travail de titan qu’il nous faudrait mener pour effectuer la critique raisonnée de chaque thèse, chaque article et publication de l’absurdistan, et c’est évidemment épuisant.
[1] Professeur de droit public à l’université Rennes-I et vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel.