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L’universel fait de la résistance

"Senghor et les arts. Réinventer l'universel", jusqu'au 19 novembre 2023 au Musée du Quai-Branly...


L’universel fait de la résistance
Léopold Sédar Senghor, 1982 © SIPA

Notre monde sommé de se mettre au pas de l’hystérie néo-racialiste et de s’enfoncer dans le nombrilisme woke laisse encore un peu de place à la civilisation de l’Universel, si chère à Léopold Sédar Senghor. Tout n’est pas perdu. Plusieurs expositions le prouvent, d’Amsterdam à Madrid en passant par Paris.


« Senghor et les arts : réinventer l’universel ». Dans un contexte culturel de balkanisation de la pensée et de la création, systématisées en un kaléidoscope d’identités douloureuses et d’altérités délabrantes, le thème de l’exposition en cours (jusqu’au 19 novembre 2023) au musée du Quai Branly-Jacques Chirac a de quoi détonner. Francophile, amoureux d’une culture occidentale qui a nourri sa propre vision du monde, notamment à travers le modèle de la Grèce antique, et d’une culture africaine chevillée au corps qu’il a pensée comme un humanisme fécond, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) est une figure aux antipodes de l’hystérie néo-racialiste actuelle et de son revanchisme cacophonique. Agrégé de grammaire française, académicien, président du Sénégal et poète, Senghor a assumé une double paternité : celle du concept de négritude et celle de la francophonie. Il est de ceux qui ont cru à « la greffe de la raison intuitive sur la raison discursive », autrement dit à la synthèse des valeurs culturelles négro-africaines et de l’Occident, capables de converger, s’enrichissant de leurs différences, vers cette civilisation de l’Universel qu’il appelait de ses vœux, accessible par la sculpture, la peinture, la musique, la danse, le théâtre, l’artisanat. Et, par-dessus tout, par la poésie, cet art dont il pensait qu’il était l’espoir du monde, ce « pont de douceur » capable de relier l’émotion à la raison. Le thème de l’exposition renoue donc avec le beau concept d’Universel remplacé aujourd’hui par les grandeurs toutes relatives de l’origine et de l’identité, qui ne sont universelles que par la quantité des monologues qu’elles produisent et par le maigre usage collectif que l’on est prié d’en faire. Il y aurait néanmoins beaucoup à dire sur le parcours proposé par l’exposition. Quoique Senghor ait lui-même distingué « civilisation universelle » (prétention occidentale, selon lui) et « civilisation de l’Universel » (« convergence pan-humaine des vérités complémentaires de chaque nation, de chaque race, de chaque continent »), il aurait été judicieux que cette « obsession de l’Homme » qui était, de fait, la sienne et cette défiance de la « négritude ghetto » qui, de fait également, a caractérisé sa pensée et son action soient mises à l’honneur au même titre que ses écrits doloristes (« nous n’avons pas été seulement regardés de loin de derrière des frontières d’indifférence, mais de haut : des gratte-ciel de la civilisation occidentale », 1967). Mais Senghor, comme les autres, a bien droit à la « relecture de ses questionnements à l’aune des enjeux culturels contemporains », grâce à ce que la direction du musée nomme encore avec enthousiasme « la vitalité des questionnements qui animent les chercheurs, les artistes et les citoyens désireux de concourir à l’avènement d’un “nouvel ordre culturel mondial” ». Une vitalité des questionnements à saluer bien entendu si l’idée est, en présentant Senghor et sa « négritude, truelle à la main », de réhabiliter auprès d’une opinion parfois sceptique une figure tutélaire accusée à tort de néocolonialisme.

Le Géographe, Johannes Vermeer, 1668-1669. © Wikimedia

« L’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher le bonheur d’être ensemble », écrivait Senghor. C’est bien à ce bonheur d’être ensemble que n’invite pas Faith Ringgold (née à New York, 1930), qui se définit comme une « femme noire artiste » et dont les œuvres, actuellement au musée Picasso-Paris (jusqu’au 2 juillet), poussent bien loin « l’orgueil d’être différent ». Important la question raciale nord-américaine – question très spécifique à cette région, mais récupérée avec l’empressement fébrile que l’on sait par les chantres des minorités identitaires pour qui l’histoire du monde n’est que l’histoire de l’esclavage dans le monde –, Faith Ringgold se dit fière d’avoir pu pénétrer la scène artistique, d’avoir montré « qu’il y avait des Noirs quand Picasso, Monet et Matisse faisaient de l’art » et d’avoir « décidé » de devenir artiste « sans sacrifier un iota de [sa] noirceur, de [sa] féminité ou de [son] humanité ». Fierté que l’on partagerait avec elle, dans le bonheur d’être ensemble senghorien, si son œuvre parlait ne serait-ce que d’un « iota » de cette précieuse humanité, autrement dit de l’Homme, ses passions, ses grandeurs, ses craintes, ses faiblesses, ses contradictions, bref de tout ce que nous avons en partage, mais qui intéresse apparemment moins Ringgold que la-place-de-la-femme-noire-artiste-sur-la-scène-artistique. Cette obsession de soi et du regard sur soi prend, chez cette militante de causes croisées, la forme de l’autofiction dont la série de huit « quilts paintings » The French Collection (1991-1997) est un exemple abouti. Cette série retrace l’histoire d’une Africaine-Américaine (sic) répondant au nom de Willia Marie Simone qui, se rêvant artiste peintre, promène son existence au milieu des œuvres des grands maîtres de la peinture européenne dont elle tente d’obtenir des réponses pour elle-même. Dans ce qu’il est convenu, désormais, d’appeler un « dialogue » avec les œuvres du patrimoine universel, Willia Marie Simone est représentée par Ringgold peignant Picasso nu entouré des amies féministes (vêtues, elles) de l’artiste, dans une scène qui mêle Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet et les Nymphéas de Claude Monet : Picasso at Giverny. Amusée, comme elle le dit elle-même, d’avoir représenté ce « coureur de jupons » en tenue d’Adam, Faith Ringgold conçoit l’art non comme le dévoilement du monde ou la mise à nu de l’âme humaine, mais comme la réponse à la seule question légitime que chacune de ses œuvres pose inlassablement : « Une femme de ma couleur peut-elle parvenir à ce niveau de reconnaissance ? » On est loin, très loin, de la poésie de Léopold Sédar Senghor : « Femme nue, femme noire / Vêtue de ta couleur qui est la vie, de ta forme qui est la beauté / J’ai grandi à ton ombre » (Chants d’ombre, 1948). 

Faith Ringgold, The French Collection Part I, #4: Sunflower Quilting Bee at Arles, 1991. © Wikimedia

Le bonheur d’être ensemble – un peu trop ensemble peut-être – sera en revanche celui des 450 000 visiteurs attendus à la rétrospective Vermeer (1632-1675) du Rijksmuseum d’Amsterdam (jusqu’au 4 juin). Cette exposition inédite, que certains n’hésitent pas à qualifier d’exposition du siècle, rassemble 28 des 37 chefs-d’œuvre du grand maître flamand. La réunion d’un si grand nombre de chefs-d’œuvre n’est pas l’occasion de nous interroger sur l’intérêt (ou non) des grandes révélations que la science, à travers la systématisation des radiographies et des coupes stratigraphiques, semble tenir à nous faire sur des tableaux dont nous n’attendons pas tant les biopsies que l’autopsie en miroir des sentiments et des sensations qu’ils font naître en nous. Mais plutôt l’occasion de regarder la lumière et d’écouter le silence d’un xviie siècle qui nous parvient encore. Pourquoi Vermeer est-il un grand maître ? Pourquoi tant de gens du monde entier vont-ils venir s’entasser dans le cadre étroit de ces demeures proprettes d’une bourgeoisie commerçante heureuse de son existence ? Sans doute parce que les scènes d’intérieur que Vermeer a peintes ont encore à voir avec notre vie intérieure, enrichie du quotidien magnifié ou épuré que les siècles passés nous font parvenir à travers la peinture. Tout, pourtant, éloigne notre époque des scènes de genre de Vermeer. Son Géographe (1669), compas à la main, rêve du monde que sillonnent les vaisseaux de la bourgeoisie commerçante flamande, et la lumière du dehors, pleine des promesses de l’entreprise humaine, baigne de sa clarté engageante la riche étoffe et la carte au-dessus de laquelle s’immobilise un instant la main de l’homme. Sa Laitière (1658-1659) verse délicatement le lait qui coule en un mince filet du pichet poli par l’usage domestique et le soin porté aux choses, au milieu des croustillances dorées des pains et des brioches. Chez Vermeer, les visages se parlent, s’écoutent, éclairés par le plaisir de voir et d’écouter. La jeune fille est heureuse, assise auprès de l’officier (1657-1658). De quoi rit-elle ? Lui a l’air sérieux, tout de sombre vêtu, le visage caché en partie par son grand chapeau noir. Mais la jeune fille rit, heureuse de cette présence dont elle a peut-être rêvé, pensive, une lettre entre les mains, debout devant une fenêtre ouverte sur l’attente. À l’époque de l’empreinte carbone, du commerce équitable, des voyages incessants et des distances dérisoires, de la désuétude du courrier postal, de l’obsolescence programmée des objets, des sentiments et de la pensée, Vermeer nous rappelle à ce qui nous unit encore et fait résonner dans le silence paisible de cette intimité quotidienne les grands bonheurs que sont les joies simples. On est près, tout près de la poésie de Senghor : « Ta lettre sur le drap, sous ma lampe odorante / Bleue comme la chemise neuve que lisse le jeune homme » (Lettres d’hivernage, 1973) ; « Tout l’hiver devant ma fenêtre, qui s’en va […] Du monde je ne vois qu’un rectangle bleu » (Poèmes perdus, 1990). 

Les expositions en cours renouent avec l’Universel. À l’heure où l’on nobélise ceux qui écrivent pour venger leur race, elles sont une belle façon de venger la grâce du discours sur l’Homme. De Madrid à Amsterdam, en passant par Lyon (Poussin) ou Paris (Monet), les grands maîtres de la peinture européenne sont à l’honneur, eux qui n’ont pas fait de leurs « misérables rhapsodies » (Théophile Gautier) égotiques ni de leurs « monotones masturbations » (Mario Vargas Llosa) le sens ultime de leur œuvre. Fernando Zóbel (1924-1984), au musée du Prado (jusqu’au 3 mai), mêle l’abstraction à la grande tradition occidentale en nommant ses œuvres « conversations » avec Rembrandt, Velázquez, Degas et tant d’autres. Peintre abstrait, il dit et peint son désir de « conserver », de « maintenir » les œuvres du passé face à « la stupidité de la destruction » (1959). Joaquín Sorolla (1863-1923), à qui l’Espagne rend hommage en cette année anniversaire, père du luminisme, peintre des corps baignés de lumière et des vêtements trempés de soleil en bord de mer, continua toute sa vie durant à vénérer dans ses œuvres les grands maîtres espagnols – Greco, Velázquez, Goya –, eux qu’il avait appris à copier dans sa jeunesse. Cette programmation a donc de quoi réjouir. Est-elle une simple coïncidence ? Ou ne sommes-nous pas en train de nous lasser, collectivement, des artistes qui ne parlent plus de nous ? Allons écouter le rire de la jeune fille de Vermeer, imaginer en silence les lettres qui se sont écrites et lues à la clarté d’un jour qui n’est plus le nôtre mais filtre la même lumière, saisir l’éclat des perles – blanc, gris, nacré, argenté –, toucher des yeux les tentures, les étoffes et les rideaux, et, surtout, nous approcher un peu plus de ces fenêtres ouvertes sur ce monde dont nous avons hérité. Relisons également quelques poèmes de Léopold Sédar Senghor et tissons, sans qu’on décide pour nous quels « dialogues » et quelles correspondances sont à établir, la trame d’une conversation avec les autres – y compris ceux qui nous ont précédés.

« Faith Ringgold. Black is beautiful « , jusqu’au 2 juillet 2023 au Musée Picasso, Paris.

« Senghor et les arts. Réinventer l’universel », jusqu’au 19 novembre 2023 au Musée Quai-Branly-Jacques Chirac, Paris.

« Zóbel, le futur du passé », jusqu’au 3 mai 2023 mai au musée du prado, Madrid.

« Vermeer » jusqu’au 4 juin 2023 au Rijksmuseum, Amsterdam.

Mars 2023 – Causeur #110

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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