Le scandale visant la Grecque Éva Kaïlí, accusée de corruption dans le « Qatargate », n’est que la pointe émergée de l’iceberg ! L’affaire démontre qu’en l’absence de tout comité d’éthique indépendant au Parlement européen, nos élites bureaucratiques européennes sont livrées au lobbying incessant de puissances étrangères et des oligarchies économiques. Analyse.
Afin d’être légitime et efficace, l’UE a besoin de se montrer représentative d’un peuple européen – dans le jargon des spécialistes on dit un « démos » – ou au moins des peuples des différents États-membres. Il est donc tragique que l’image de la seule institution européenne directement élue, le Parlement, soit entachée par des affaires de corruption qui tendent à torpiller la relation de confiance que les politiques ont tant de difficulté à créer avec l’électorat européen.
Des « gates » sans fin
Depuis belle lurette, Bruxelles figure dans la mythologie populaire des citoyens européens comme un « bon filon », une « assiette au beurre » (on dit en anglais, « gravy train ») : c’est là que fonctionnaires et élus trouveraient de bonnes planques, profiteraient de salaires généreux et de l’« hospitalité » prodiguée par les institutions européennes, et bénéficieraient de certaines opportunités d’enrichissement que présenteraient les contacts avec des entreprises privées. On se souvient de la Commission de Jacques Santer, contrainte de démissionner collectivement en mars 1999, suite à des accusations de fraude et de népotisme.
Aujourd’hui, ce qu’on appelle le « Qatargate » – un scandale de corruption et de blanchiment d’argent – suivi par un potentiel « Marocgate », qui tous les deux ont été précédés par le « deletegate » (expliqué ci-dessous), risquent de provoquer, non pas quelques remous passagers, mais un tremblement de terre politique nécessitant des réformes en profondeur de l’UE et de ses institutions.
Ce tremblement de terre est intervenu le 9 décembre, quand la police belge a fait 20 perquisitions à 19 adresses différentes en interpellant les personnalités suivantes :
- Eva Kaili, socialiste grecque, vice-présidente du Parlement européen ;
- Son père, remis en liberté par la suite ;
- Francesco Giorgi, assistant parlementaire et compagnon de Kaili ;
- Pier Antonio Panzeri, Italien, ancien eurodéputé de gauche, président de l’ONG, Fight Impunity, dont l’objectif est de « promouvoir la lutte contre l’impunité pour des violations sérieuses des droits de l’homme » ;
- Niccolò Figà-Talamanca, président de l’ONG, No Peace without Justice (Pas de paix sans justice) ;
- Luca Visentini, secrétaire général de la Confédération syndicale internationale, libéré sous conditions par la suite.
1,5 millions d’euros en liquide ont été saisis. Panzeri et son ONG, ainsi que sa femme et sa fille, font également l’objet d’une enquête dans le contexte d’une prétendue tentative par le Maroc d’acheter de l’influence au Parlement européen. La police belge interroge aussi Marc Tarabella, eurodéputé socialiste belge, et Andrea Cozzolino, eurodéputé italien de centre gauche. Au Parlement européen, le 21 novembre, l’accusée principale, Eva Kaili, a loué publiquement la « transformation » du Qatar à travers les réformes permises par l’opportunité d’accueillir la Coupe du monde, réformes qui auraient inspiré tout le monde arabe. La gravité de l’affaire est telle que des questions se posent, à tort ou à raison, dans l’esprit de certains observateurs, à propos de tout contact avec le Qatar ou toute déclaration positive à son égard. Un vice-président de la Commission, le Grec, Margaritis Schinas, chargé de la promotion du mode de vie européen, aurait publié des tweets faisant l’éloge des réformes de la législation sur le travail effectuées par le Qatar avant la Coupe du monde. Alessandro Chiocchetti, Italien, le nouveau secrétaire général du Parlement européen, le plus haut fonctionnaire de l’institution, ancien chef de cabinet de l’actuelle présidente, Roberta Metsola, a eu au moins deux réunions avec les autorités qataries en 2022. L’ONG anti-corruption Transparency International, fondée en 1993, a protesté contre sa nomination en septembre grâce à un accord conclu par les groupes parlementaires derrière des portes fermées.
Devant le maelstrom de mises en accusation et de soupçons, certains des dirigeants et élus de l’UE ont tenté de minimiser la portée du scandale. Beaucoup d’entre eux ont cherché à expliquer ce qui s’est passé par la théorie des « rotten apples » (littéralement, « pommes pourries »), c’est-à-dire quelques mauvais éléments dont l’élimination suffirait pour rétablir l’ordre. Le 12 décembre, lors d’une séance du Parlement, la présidente, Roberta Metsola, a essayé de dédouaner son institution d’une autre manière, en accusant des acteurs extérieurs. Elle a ainsi affirmé que « le Parlement européen fait l’objet d’une attaque » par des « ennemis de la démocratie pour qui l’existence même de ce Parlement constitue une menace ». Ces adversaires, au service de pays tiers autocratiques, auraient « exploité les ONG, les syndicats, les individus, les assistants et les eurodéputés afin de prendre le contrôle de nos processus ». Pour elle, donc, la faute est aux influences venant de l’extérieur et pas du tout à la cupidité des élus et fonctionnaires. Pourtant, les chefs et ministres des États-membres ont su prendre la mesure du vrai danger de la situation. Lors de la dernière réunion du Conseil européen, le 15 décembre, le président roumain, Klaus Iohannis, a déclaré que l’affaire pourrait « empoisonner » toute l’UE. Selon la ministre des Affaires étrangères allemandes, Annalena Baerbock, « la crédibilité de l’Europe est en jeu ». Le problème est moins la haine de la démocratie européenne de la part des dictateurs que la destruction du lien de confiance entre les peuples et leurs élus. Michiel van Hulten, directeur de la branche UE de l’ONG anti-corruption, Transparency International, a pointé « une culture de l’impunité » dont le Parlement a permis le développement. Après tout, le scandale du Qatargate a été rendu public grâce à l’intervention de la police belge plutôt qu’à une quelconque action des autorités de l’UE.
Tout le problème de l’UE tient à la répugnance avec laquelle beaucoup des élus et fonctionnaires procèdent à des réformes internes.
Bruxelles, capitale du lobbying
Le problème de crédibilité des institutions de l’UE est lié au volume de l’activité de lobbying qui a lieu à Bruxelles et aux sommes d’argent dépensées par les entreprises privées. Selon Transparency International EU, entre 2019 et juillet 2022, des commissaires et hauts fonctionnaires ont eu 14 397 rencontres avec des lobbyistes. En mai 2021, une ONG, Corporate Europe Observatory, s’est plainte que l’industrie pharmaceutique dépense au moins 36 millions d’euros à Bruxelles par an en lobbying. Les acteurs de la « Big Tech », Amazon, Apple, Facebook, Google et Microsoft, sont bien entendu présents pour tenter d’influencer la législation européenne dans le domaine numérique. Selon le site LobbyFacts.eu (co-dirigé par le Corporate Europe Observatory), actuellement le Conseil européen de l’industrie chimique est en tête en matière de dépenses, suivi par Fleishman-Hillard, une des plus grandes entreprise de communication au monde. C’est Fleishman-Hillard qui a été impliqué, avec Monsanto, en 2016-2017, dans le scandale autour du renouveau de l’autorisation des glyphosates. Le contrat entre les deux entreprises pour l’activité de lobbying s’élevait à 14,5 millions d’euros, dix fois la somme déclarée officiellement par elles ! Cet exemple est symptomatique du manque de sanctions exercées par les autorités publiques européennes.
Ce manque général de transparence trouve un reflet parfait dans ce qu’on a appelé le « Deletegate ». En avril 2021, le New York Times a révélé que, dans les négociations entre l’UE et Pfizer, pour l’acquisition de vaccins, un rôle potentiellement significatif aurait été joué par des SMS personnels entre la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et le PDG de la compagnie pharmaceutique, textos dont toute trace aurait disparu par la suite…
En janvier 2022, le Médiateur européen a critiqué la gestion par la Commission qui a permis la disparition de ces informations. En septembre, la Cour des comptes européenne a publié un rapport spécial sur l’acquisition des vaccins à travers les contrats valant la somme mirifique de 71 milliards d’euros à la fin de l’année 2021. Le rapport critique le fait que la plupart de ces contrats ont été signés avant « une analyse approfondie des difficultés inhérentes à la fabrication des vaccins et susceptibles de toucher les chaînes de production et d’approvisionnement ». Aucune leçon n’aurait été tirée de cette affaire : « la Commission n’a pas encore examiné son processus de passation de marchés ni procédé à une analyse comparative pour en tirer des enseignements en vue de l’améliorer ». En octobre 2022, le Bureau du procureur général européen a ouvert une enquête sur les achats de vaccins, mais sans spécifier pour le moment les contrats ou les acteurs visés. Enfin, en décembre, les ministres de la Santé européens ont appelé à plus de transparence dans cette négociation – bien tardivement !
Un manque similaire de transparence se montre dans les déclarations des revenus des élus. Selon une analyse conduite par Transparency International EU, en octobre 2021, certains eurodéputés gagneraient jusqu’à plus de 100 000 euros en plus de leur salaire parlementaire. Le problème est que ces déclarations relèvent uniquement de la responsabilité de l’élu et ne sont pas sujettes automatiquement à des vérifications rigoureuses. Les activités déclarées ne sont pas toujours définies très clairement, les élus ayant recours à des termes très vagues comme « activité économique » ou « propriétaire d’un cabinet de conseil ». Nous ne savons donc pas précisément quels conflits d’intérêts peuvent se cacher derrière ces revenus supplémentaires. Que des conflits potentiels puissent exister est certain : l’eurodéputé Miapetra Kumpula-Natri a un siège rémunéré sur le conseil d’administration de deux sociétés dans le secteur de l’énergie dans sa Finlande natale, pendant qu’elle est membre de la Commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie du Parlement. Seul le président du Parlement a l’autorité pour enquêter sur les conflits d’intérêts et les sanctionner, mais aucun n’a fait preuve de zèle à cet égard. Entre 2014 et 2019, 25 eurodéputés ont commis des infractions à leur Code de conduite. Aucun n’a été sanctionné. Une dernière difficulté est que le Parlement n’a mis en place aucun système de protection pour les lanceurs d’alerte internes.
Quand les règles sont déréglées
Il existe aujourd’hui un Registre de transparence de l’UE, une base de données censée indiquer « quels sont les intérêts représentés au niveau de l’UE et pour le compte de qui, ainsi que les ressources financières et humaines consacrées à ces activités ». Cette idée a été proposée en 2014, mais ce n’est qu’en avril 2021, après des années de tergiversations de la part de certains eurodéputés, qu’a été adopté un accord interinstitutionnel entre le Parlement, la Commission et le Conseil. Cependant, la portée de cet instrument reste limitée. Seuls les présidents des commissions, les rapporteurs et les rapporteurs fictifs (un député qui suit le travail du rapporteur pour le compte d’un autre groupe parlementaire) sont obligés de divulguer leurs rencontres avec des parties prenantes. Les autres eurodéputés, qui votent toute nouvelle législation, et les fonctionnaires comme les assistants parlementaires, ne sont qu’encouragés à le faire. La proposition visant à créer un comité d’éthique indépendant pour surveiller, enquêter et faire respecter les règles dans toute l’UE reste aujourd’hui paralysée à la Commission.
Conclusion
Selon les deux universitaires, Lorenzo del Savio et Matteo Mameli, le Parlement, comme les autres institutions, a besoin de mécanismes « pour réduire le risque de capture par une minorité et pour faire contrepoids au pouvoir politique des oligarchies économiques et des élites bureaucratiques, technocratiques, politiques et intellectuelles qui promeuvent souvent leurs propres intérêts en se mettant au service de ceux des oligarchies économiques ». Ce besoin, qui est normal dans toute démocratie, est particulièrement important au niveau européen « où les opportunités pour exercer un contrôle populaire sont encore plus faibles qu’au niveau national ». Il faut que les élus et les fonctionnaires fassent preuve d’une probité irréprochables, qu’ils soient non seulement propres, mais pratiquement en odeur de sainteté. Ce qui est loin d’être le cas.
La plus grande menace pour l’UE ne vient peut-être pas des critiques des populistes anti-européens, mais de l’intérieur, de l’incapacité de ses institutions et représentants de se réformer.
Les prochaines élections pour les 705 sièges du Parlement auront lieu en 2024. L’électorat donnera son verdict.