Nous voici à une nouvelle station du calvaire des élites européistes et libre-échangistes : après le Brexit et l’élection de Trump, le statut d’économie de marché de la Chine. Pendant des années, José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, et Pascal Lamy, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), parmi bien d’autres, nous ont expliqué que la Chine, en 2016, se verrait « automatiquement » octroyer le statut d’économie de marché, droit supranational oblige. Selon cette chanson entonnée avec ferveur pendant de longues années par les commissaires européens et la plupart des experts, l’UE, après avoir négocié en 2001, dans le cadre du protocole d’accès de la Chine à l’OMC, un délai de quinze ans pendant lequel les pays membres pouvaient taxer lourdement les produits des entreprises chinoises pratiquant le dumping, se devait d’abandonner toute protection spécifique contre les subventions, et surtout le dumping chinois, en 2016 au plus tard. De 2004 à 2008, en pleine idylle Bruxello-Pékinoise, les rapports de l’UE vantaient même les progrès de la Chine vers l’économie de marché, voire la libéralisation de la société chinoise tout entière, et promettaient ce que nous ne sommes pas en mesure de tenir aujourd’hui : le statut d’économie de marché pour nos amis chinois. Certains faisaient même miroiter à Pékin la possibilité d’obtenir ce statut de façon anticipée, avant 2016. Pour une fois, l’indécision européenne a été utile. La paralysie européenne a paradoxalement contribué à ralentir un peu l’autodestruction progressive de son industrie sous les effets conjugués du manque d’investissements productifs et des délocalisations en Chine et ailleurs. On n’ose imaginer les conséquences qu’aurait eu l’octroi de ce statut en 2008 ou 2009 sur les secteurs les plus fragiles de l’industrie européenne, car si dans certains secteurs l’intégration des différentes économies mondiales rendent difficiles l’adoption de mesures de protection commerciale efficaces, ce n’est pas le cas pour de vastes pans de l’industrie européenne aujourd’hui malmenés par l’industrie chinoise (acier et céramique par exemple).
La Chine n’a aucune intention de devenir une autre Europe libérale
Au fond, ce que la clause de quinze ans signifiait dans l’esprit de ceux qui l’ont rédigée, c’est que la Chine allait naturellement évoluer dans un sens qui en ferait un pays occidental comme les autres. Dans le cas d’espèce, le droit traduisait moins un rapport de force ou une norme à atteindre que l’optimisme des libéraux qui ne pouvaient imaginer qu’un système concurrent du système occidental était sur le point d’émerger. Grâce soit rendue au nationalisme décomplexé de Xi Jinping : ces chimères post-historiques se sont heureusement évanouies face à la dure réalité. La Chine n’a aucune intention de devenir une autre Europe libérale et droit-de-l’hommiste. Elle n’a pas l’intention de faire passer de vagues principes avant ses intérêts et ses ambitions. Elle ne souhaite pas se plier à des règles qui remettraient en cause son rêve de « régénération de la nation chinoise ». Les principaux partenaires commerciaux de la Chine, les Etats-Unis, le Japon, mais aussi l’Inde, l’ont compris depuis longtemps et ont fait savoir qu’ils n’avaient aucune intention de modifier leurs instruments de défense commerciale dans un sens favorable à la Chine. Ils savent que ce serait nuire à leur propre industrie. Seule l’UE, parce que c’est justement la seule arme dont elle dispose dans ses rapports avec les pays membres lorsqu’ils doivent traduire dans leur propre législation les réglementations européennes, envisageait encore récemment de transposer dans sa réglementation les dispositions du protocole d’accès de la Chine à l’OMC.
Ainsi pendant longtemps, la Commission a affirmé la priorité du droit international sur tout autre considération. Autrement dit, une préférence pour le chômage et la destruction de l’industrie au nom du seul respect du droit, quand bien même le respect des règles commerciales et de la réciprocité seraient le cadet des soucis de l’industrie et des politiques chinois. Rappelons que le déficit commercial de l’UE à l’égard de la Chine, 180 milliards de dollars en 2015, est supérieur au total des exportations européennes vers la Chine (170 milliards). Rappelons encore que la Chine refuse obstinément de signer un accord sur les investissements avec l’UE (sans lequel les investissements européens en Chine restent très délicats et souvent impossibles sans la supervision d’un partenaire local), tandis que les pays européens subissent la déferlante des investissements chinois.
Un virage à 180°
Au printemps 2016 encore, les services de la Commission envisageaient d’octroyer le statut d’économie de marché à la Chine, tout en admettant que ce choix détruirait des emplois industriels en Europe. Sans doute impressionnés par l’unanimité du vote (non contraignant) du Parlement européen contre l’octroi du statut à la Chine en mai 2016, comme par la mobilisation croissante des syndicats européens, les Etats membres ont réagi. La France et l’Allemagne ont soumis une proposition commune visant à amender les instruments de défense commerciale de l’UE, afin de répondre au défi chinois (la Chine est de loin le premier pays-cible des investigations et des mesures anti-dumping et anti-subventions dans le monde, comme des condamnations dans le cadre de l’OMC). La plupart des propositions franco-allemandes ont été reprises dans une proposition de la Commission du 9 novembre dernier qui prévoit d’étendre à l’ensemble des pays membres de l’OMC la possibilité d’user de la technique dite du « pays analogue », qui permet de taxer plus lourdement le dumping chinois, en se basant sur les prix pratiqués dans un pays tiers et non sur les prix pratiqués en Chine, dont on sait qu’ils ne correspondent souvent à aucune réalité économique. Il s’agit d’un virage à 180° de la Commission puisqu’il s’agit de pérenniser dans la réglementation européenne les dispositions temporaires du protocole d’accès de la Chine à l’OMC. Il faut encore que cette proposition soit adoptée par le Parlement et le Conseil mais elle marque une évolution remarquable de la position de l’UE. Cependant, la Chine, animée par le sentiment bien compréhensible d’avoir été trahie après avoir été bercée pendant des années par les promesses inconsidérées des Européens, a déjà fait savoir qu’elle jugeait ces nouvelles règles non-conforme à celles de l’OMC. Et dans une déclaration tout aussi amusante que typique par son unilatéralisme, l’agence de presse officielle Xinhua a fait savoir que la Chine s’octroyait à elle-même le statut d’économie de marché dès le 11 décembre 2016. Le lendemain, Pékin annonçait qu’il portait plainte à l’OMC contre Washington et Bruxelles, tout en se posant en garant du droit international… quelques mois à peine après avoir balayé d’un revers de main l’arbitrage en sa défaveur, sur la mer de Chine méridionale, de la Cour permanente de La Haye.
Les peuples européens prennent conscience que ce n’est pas le droit international seul qui les protégera des coups de boutoirs des pays émergents, ni de l’avidité de grands groupes industriels implantés en Chine. Ces industriels sont souvent issus des sociétés occidentales, mais bien souvent aussi ne se sentent aucune solidarité avec les peuples qui pendant des décennies ont pourtant formé le gros des troupes de leurs employés, et ont ainsi contribué à l’édification de leurs empires. Mais les beaux jours de l’Internationale sino-capitaliste sont derrière elle. Certains de ces grands groupes connaissent aujourd’hui un retour de bâton en Chine, où on les accuse de servir leurs propres intérêts plutôt que celui de la société chinoise. Ils sont souvent la cible de grèves que les employés chinois ne peuvent se permettre dans les grands groupes étatiques. Certains pensent à rapatrier leur production en Occident ou au Japon. C’est une évolution dont il faut se féliciter, et qui doit inciter encore plus l’UE à tenir ferme sur ses nouvelles positions de défense de l’industrie européenne.
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