Comme toutes les œuvres humaines, de la tour de Babel aux empires coloniaux, l’Union européenne aura un jour fait son temps. Les craquements que l’on entend aujourd’hui : crises de l’euro, récession, vagues migratoires hors de contrôle, guerre en Ukraine, peuvent laisser présager que cette échéance est proche. Quel facteur sera fatal à l’édifice dont les bases, jetées dans le courant des années 50, semblent vermoulues : crise économique ou événement militaire ou encore élection d’une majorité hostile dans un grand pays membre ? On ne sait.
Ce que l’on peut affirmer en revanche, sans crainte de se tromper, est que cette chute se fera d’un coup, comme celle de l’Union soviétique. Même si l’Union européenne n’a, bien entendu, jamais généré à ce jour les horreurs du système communiste[1. Mais l’Union européenne peut encore déclencher une guerre continentale], elle n’en est pas moins, elle aussi, un système idéologique, d’une sorte différente. On pourrait dire un système utopique ou encore, selon l’expression de Hayek, constructiviste. De Gaulle disait une « chimère ».
Des effets contraires aux buts poursuivis
Pour le décrire, nous pourrions commencer par ses effets : toujours le contraire de ceux qui sont recherchés. Lénine avait promis « le pain, la paix, la liberté », l’URSS eut la famine, une économie de guerre et l’esclavage. Les promesses des pères fondateurs de la construction européenne : la prospérité, une influence mondiale, la fraternité, la paix sont les unes après les autres démenties. La récession, la désindustrialisation, la crise agricole, la vassalisation au sein de l’OTAN, l’ignorance de plus en plus grande des cultures et des langues des partenaires (au bénéfice du basic english) disqualifient chaque jour ces promesses. Il n’est jusqu’à la guerre en Yougoslavie et en Ukraine, où la Commission de Bruxelles, comme l’a dit Helmut Schmidt[2. Bild, 16 mai 2014], a eu sa part de responsabilités, qui ne démente l’idée que la construction européenne pourrait être une entreprise de paix. On ajoutera : pensée pour contrôler l’Allemagne, elle lui a assuré la suprématie.
Il en résulte un sentiment d’absurdité suscité non seulement par ces contre-performances mais aussi par l’accumulation de règles qui paraissent arbitraires (et qui ont conduit, par exemple, par pur dogmatisme, au démantèlement d’EDF), un sentiment qui n’est pas sans rappeler celui qui prévalait au sein du système soviétique. Les anciens dissidents de ce dernier (Soljenitsyne, Zinoviev, Boukovski) furent d’ailleurs unanimes à souligner les ressemblances. Chez les nouveaux adhérents de l’Est, les mêmes qui soutenaient le communisme sont devenus les meilleurs partisans de l’intégration européenne et ceux qui résistaient résistent toujours.
On pourra trouver notre tableau noir. Ceux qui ont étudié le processus idéologique ont abouti à un constat sans appel : il n’en sort jamais rien de bon. Ce qui semble prospérer et qu’on met de manière fallacieuse sur le compte de l’Europe de Bruxelles s’est en réalité développé en dehors, sous la forme d’une coopération naturelle sans caractère idéologique : Airbus, Ariane, l’OCCAR[3. Organisation de coopération conjointe en matière d’armement dont le siège est à Bonn]. A l’inverse, Galileo, pur produit de l’Europe de Bruxelles ne sort pas des limbes.
Un principe unique
Le processus idéologique a été défini par Hannah Arendt[4. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Collection Points, 1972] ou Jean Baechler[5. Jean Baechler Qu’est-ce que l’idéologie? Idées-Gallimard, 1976] : il consiste à gouverner à partir d’une idée simple, trop simple, et par là fausse, réductrice du réel, dont toutes les conséquences y compris les plus folles sont tirées (puisque aucune idée concurrente ne vient se mettre en travers). Le communisme disait : les hommes sont aliénés par la propriété, supprimons la propriété et ils seront heureux. Les partisans de l’Europe supranationale disent : la guerre a ravagé l’Europe, c’est la faute des Etats-nations, supprimons les Etats-nations pour ne faire qu’un seul Etat continental, ce sera la paix perpétuelle et, par la grâce de la concurrence et de la monnaie unique, la prospérité. Tout le reste en découle. On ne se demande pas si la guerre ne proviendrait pas plutôt des idéologies que des nations.
Ceux qui fondent leur politique sur une seule idée pensent qu’elle est géniale et qu’elle apportera le salut. Si elle s’oppose à certaines tendances naturelles de l’homme (le sens de la propriété, le sens national), il faut passer en force, au besoin contre le peuple : le jeu en vaut la chandelle. On le voit : chez les idéologues de l’Europe supranationale, la confiance ne règne pas ; ils se sentent assiégés par le chauvinisme, le protectionnisme, le nationalisme, le populisme assimilés depuis peu au racisme. D’où le déficit démocratique (Junker : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens »[6. Le Figaro, 29 janvier 2014]), l’intolérance à toute opposition, la pensée unique, la bureaucratie et il faut bien le dire le centralisme (l’Europe qui s’est construite, en particulier depuis l’Acte unique de 1987, est tout sauf fédérale).
Les idéologues pensent que l’idée simple qu’ils professent doit transformer la condition humaine ; ils diviseront dès lors l’histoire entre un avant fait de guerres, d’affrontements, de fanatisme et un après plus ou moins paradisiaque. Mais si cette entreprise, fondée sur une idée, est bonne pour les Européens, elle le sera pour les autres hommes. Toute entreprise idéologique a une vocation universelle. Le socialisme ne pouvait s’établir dans un seul pays. L’Europe de Bruxelles doit répandre son idéal dans toutes ses périphéries : l’Ukraine, la Turquie et pourquoi pas demain le Maghreb et le Machrek ? Elle fait déjà la morale à l’Afrique. Idéaliste, elle est de fait impérialiste.
Méfiante de la nature (où subsistent les instincts mauvais), l’idéologie se méfie aussi de la culture. Produit d’un passé rempli d’horreurs, que l’on veut précisément dépasser, elle est suspecte. On ne dit pas à Bruxelles « Du passé faisons table rase » mais la politique culturelle et éducative qui y est promue, à base de repentance et de promotion du libéralisme-libertaire (gender, ultraféminisme), tend à dévaluer les immenses richesses que ce passé a produites. Par méfiance du passé, et parce que toute idéologie est, de fait, une religion séculière concurrente, l’idéologie ne pouvait qu’être hostile à la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe. Des racines chrétiennes dont un ami agnostique nous disait que leur négation est contraire à la laïcité puisque la laïcité est fondée sur le respect de la vérité, scientifique ou historique.
L’irréversibilité, ce talon d’Achille
Ce que porte le mot de « construction » (du socialisme, de l’Europe) est une entreprise prométhéenne dont la preuve du bien-fondé est non point le bon fonctionnement mais la marche en avant. Elle est donc irréversible. Comme la bicyclette, elle chute si elle s’arrête, un principe qui a été opposé à satiété aux opposants des traités soumis à référendum en France en 1992 et 2005 : ne pas aller plus loin, disait-on, c’est mettre en danger tout l’édifice. Cette marche en avant signifie à la fois l’approfondissement (« vers une union toujours plus étroite » comme le dit le traité) et l’élargissement.
Le principe d’irréversibilité, qui s’appliquait déjà au socialisme est le talon d’Achille de l’entreprise, un facteur de vulnérabilité. On peut prendre une autre comparaison, celle du château de cartes où il suffit d’en enlever une seule pour qu’il s’effondre. C’est pourquoi tout a été fait pour maintenir Chypre puis la Grèce dans la zone euro, malgré le peu qu’ils représentent dans l’économie du continent (respectivement 0,1 et 1,2 % du PIB européen). L’enjeu n’était pas économique mais idéologique.
C’est pourquoi le Brexit qui pourrait résulter du référendum britannique de juin 1996 engage l’avenir de la construction européenne. Techniquement, elle pourrait continuer sans le Royaume-Uni qui n’est pas partie prenante aux deux politiques les plus importantes (la monnaie unique et la libre circulation). Mais dès lors que l’Europe de Bruxelles est une construction idéologique qui doit toujours aller de l’avant, cet échec lui serait insupportable et pourrait précipiter la fin : qui osera, après une sécession britannique, imposer quoi que ce soit à la Grèce, quand se produira la prochaine crise monétaire ?
Il faut donc s’attendre à ce que les pressions les plus fantastiques soient exercées sur le peuple britannique d’ici juin. A moins que les promoteurs de l’utopie aient cessé d’y croire, comme le pouvoir soviétique au temps de Gorbatchev. Tout était alors allé très vite. Il faut espérer dès lors que l’Europe qui est déjà tombée bien bas n’ait pas à subir encore dix ou quinze ans d’ère Eltsine, avec tous les désordres que cela suppose, avant de repartir de l’avant, les égarements surmontés, sur des bases assainies, c’est à dire libérées de toute idéologie.
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