L’éditorial d’avril d’Elisabeth Lévy
Quand on ne veut pas voir la lune, on s’en prend au doigt. Anne Hidalgo est donc furieuse contre Sonia Mabrouk. Le 17 mars, sur Europe 1, dans un entretien mené comme toujours au canon dans un gant de soie, la journaliste a contraint la malheureuse Mélanie Luce, présidente de l’UNEF, à admettre en bafouillant que son syndicat organisait des réunions « en non-mixité raciale » – comprenez « interdites aux Blancs ». Ce fait était connu depuis longtemps et régulièrement dénoncé. L’aveu a pourtant déclenché une réaction en chaîne, faisant éclater au grand jour un autre secret de polichinelle, à savoir qu’une guerre fratricide divise la gauche. Entre les « laïcards » (pour parler comme Le Monde) et les « islamo-gauchistes » (pour faire simple), les ponts sont désormais coupés. Au grand dam de la maire de Paris qui se croyait capable de faire la synthèse, comme si ses proclamations creuses pour Charlie et la République avaient fait oublier qu’elle gouverne Paris avec l’islamo-écolo-gauche. Curieusement, Yannick Jadot a trouvé le moment opportun pour lancer un appel à l’union de toute la gauche. Au moins, il ne manque pas d’humour.
« Les Blancs feraient mieux de se taire » (en l’espèce, les Blancs qui assistent aux réunions fermées). Alors que les balles sifflent de toutes parts, le pas de côté calculé d’Audrey Pulvar est plus significatif que les dérisoires bisbilles municipales auxquelles nous sommes accoutumés. L’adjointe « en charge de l’alimentation durable, de l’agriculture et des circuits courts » (sic), également tête de liste du PS pour les régionales en Île-de-France, a pris le risque d’enrager sa patronne et de dévaster ce qui reste de son parti : pas seulement pour le bénéfice électoral qu’elle escompte d’une alliance avec les Insoumis et les Verts, mais parce qu’elle pense que l’avenir s’écrit là. Le pire, c’est qu’elle a probablement raison.
Cette déclaration ahurissante est peut-être l’acte de naissance de la gauche woke – une gauche qui se réveillerait d’un long passé d’oppression pour demander des comptes. Elle n’a pas de nom, pas vraiment de parti, même si les boomers de la France insoumise s’emploient à lui complaire. C’est une nébuleuse en formation, une humeur idéologique tissée de ressentiments qui pénètre nombre de lieux où se fabrique l’opinion. Certes, elle n’est pas majoritaire dans son camp, à supposer que celui-ci existe encore, mais elle n’est plus groupusculaire. Et ce qui inquiète, c’est la facilité avec laquelle elle impose son langage et ses réflexes à une partie de la jeunesse, qui parle désormais de personnes racisées comme si ça allait de soi. Inutile d’insister sur l’obsession raciale, marqueur du nouvel esprit progressiste : le « non-Blanc » est exploité, le Blanc est exploiteur, le statut de victime comme celui de coupable se transmettant de génération en génération. Par le sang. Passons sur la complainte anti-discriminations et le chantage au sentiment érigé en méthode politique – « Je suis offensé ». Il faut s’arrêter un instant sur le retournement qui voit le « parti de l’Autre » devenir celui de l’entre-soi. Dans leur pathétique effort pour sauver le soldat Pulvar (qui y est allée un peu fort), les Insoumis et assimilés ont brandi l’argument des groupes de parole, comparant les réunions entre « racisés » à celles des alcooliques anonymes. Il est normal, disent-ils, que les victimes (passées ou futures, réelles ou imaginaires) de discriminations veuillent parler entre elles : les non-discriminés (les Blancs donc) ne peuvent pas comprendre. Cette assertion révèle une véritable reddition de l’esprit et du cœur. Chacun sa souffrance. Comment accepter que tout ce qui est humain – hormis moi-même – me soit étranger ? Que ni l’art, ni l’amour, ni la pensée ne permettent de transmettre une expérience ? Que le partage, l’empathie, la compassion n’aient cours qu’entre membres du même groupe ? Dans la logique de Pulvar, un Blanc ne peut pas comprendre Chester Himes, un homme ne peut pas comprendre (et encore moins écrire) Madame Bovary. Le salut passe par le rétrécissement du monde. C’est gai.
Face à cette force montante, victimiste et différentialiste, la vieille gauche n’a rien d’autre à opposer que des grands mots abstraits et creux. Quand les uns offrent la chaleur du groupe, le réconfort du malheur partagé et de la revanche annoncée, les autres convoquent l’universalisme et la laïcité. La préférence de cette gauche pour un registre idéologiquement inopérant s’explique largement par son obsession de se démarquer de la droite et de l’extrême droite dont elle partage pourtant nombre de points de vue. L’important, c’est de ne pas choisir entre les deux bras de la « tenaille identitaire ». Sauf que MacWorld versus Djihad, le combat est perdu d’avance. La seule chose qui puisse tenir tête aux identités particulières, c’est une identité collective. L’antidote au woke, ce n’est pas la République, c’est la France.