Jean Ferrat, c’est d’abord le souvenir d’un léger éblouissement quand on vous juche sur les épaules d’un père ou d’un oncle pour voir sa silhouette sur la scène. Vous êtes dans la foule d’une fête de l’Huma au cœur des années 1970. Il fait beau évidemment, presque aussi beau que dans la chanson Deux enfants au soleil, un de ses premiers succès et qui reste pour vous comme le programme commun d’une rêverie jamais abandonnée autour de ce que pourrait être le communisme enfin réalisé : le temps libéré dans un monde sexy, poétique et balnéaire. C’est vrai que vous avez tellement flirté sur cet air-là, ensuite. Comme plus tard, dans L’Amour est cerise, vous mettrez en pratique ce sage conseil :
Vertu ou licence
Par Dieu, je m’en fous
J’égare ma semence
Dans ton sexe roux.
Jean Ferrat, c’est aussi votre quarantaine. La première fois que vous avez cru passer de l’autre côté. Vous tenez deux mois contre une pleurésie sur votre lit d’hosto, avec des drains un peu partout. Vous vous sentez comme un vieillard, vous avez tout le temps mal malgré la morphine qui ne fait que mettre la douleur à côté. Et puis ça remonte, ça revient, et un jour, vous sortez à petit pas. Et dans la voiture, vous allumez l’auto-radio et Que c’est beau la vie qui passe sur Radio Nostalgie. Alors, les larmes vous montent aux yeux parce qu’il y a des petits matins où les apparentes banalités deviennent les plus belles vérités philosophiques que vous n’entendrez jamais. La force, sans doute de ce que l’on appelle un peu vite la variété. Le jeune Proust, dans Les Plaisirs et les Jours savait déjà tout ce que peut apporter cette musique prise de haut par quelques pointilleux prétentieux : « Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d’un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. »
Les jeunes gens romanesques et les amoureuses, c’est fou ce que nous avons pu en rencontrer au Parti communiste. Le communisme, quoiqu’on en dise, ce fut quand même la grande affaire dans la vie de Jean Ferrat. Ce sont des communistes qui l’ont caché pendant l’occupation quand il s’appelait encore Jean Tenenbaum et que ce n’était pas le genre de nom idéal pour survivre à l’époque. Il s’en souviendra dans la chanson Nuit et Brouillard, la première sur la question, un vrai tube censuré, ou plutôt « déconseillé de passage radio » par cette France des sixties qui voulait oublier le passé qui ne passait pas dans la vague yéyé. Mais cela n’empêcha pas Europe 1 de la programmer, achevant d’en faire, pour les années à venir et jusqu’à aujourd’hui, la chanson de référence sur le sujet de la déportation. En revanche, Potemkine, là, fut franchement interdit d’antenne.
Oui, je sais, Jean Ferrat n’a jamais eu sa carte du Parti. Il était ce qu’on appelle un compagnon de route. Compagnon de route, c’est vivre à la colle avec le Parti alors que l’encarté est marié. Il ne peut pas toujours dire à sa femme ce qu’il pense d’elle, surtout quand il arrive à cette dernière de faire n’importe quoi. Jean Ferrat, lui, pouvait. C’était l’amant. C’est pour ça, paradoxalement, qu’il est resté fidèle jusqu’au bout puisqu’il était encore sur le comité de soutien à la liste Front de gauche en Ardèche. Parce qu’il a pu dire dans Camarade ce qu’il pensait du Printemps de Prague et dans Le Bilan dauber sur la fameuse expression de Marchais, « bilan globalement positif », quand on l’interrogeait sur les pays de l’Est. Seulement, qu’on ne se réjouisse pas trop vite du côté des anticommunistes pathologiques. Tout le monde n’est pas Stéphane Courtois pour cracher hystériquement dans la soupe dont il s’est pourtant repu jusqu’à plus soif. Le refrain du Bilan, c’est le nôtre, encore aujourd’hui, et ce n’est pas près de changer, malgré tout ce qu’il nous a fallu avaler comme couleuvres :
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui.
Oui, Jean Ferrat, c’est aussi nos doutes, à nous les communistes. Mais on a ceci de particulier, c’est que l’on accepte les remises en question, mais en famille. Pour rester dans le domaine de la variété, quand Sardou s’est mis à chanter Lénine, réveille toi ils sont devenus fous, cela nous a fait hurler de rire à l’époque. Ce réac atlantiste en déçu du communisme au milieu des années 1990, tout de même, il ne manquait pas d’aplomb. Vous imaginez, c’est comme si Jean Ferrat s’était permis une chanson sur Friedmann et Pinochet en pleurant sur la trahison du modèle libéral.
Et puis après tout, Ferrat, il n’est pas seulement à nous. Comme Aragon, qu’il a si bien chanté. Ils appartiennent au patrimoine national. Ils ont su, ces internationalistes, chanter comme personne nos paysages, nos rivières, nos saisons, nos poètes. Parce qu’ils ont compris, comme tous les communistes français conséquents, qu’il ne sert à rien de vouloir aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même. Notre chanson préférée de Ferrat, pour tout vous dire, celle que nous nous repassons en boucle depuis que nous avons appris la nouvelle et que nous sommes surpris par la puissance de feu de notre chagrin, c’est Ma France :
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France.
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