Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident?
Poussé par une curiosité imprévue, je me suis récemment lancé dans la lecture d’un ouvrage dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Les médias ont pourtant dû en parler frénétiquement, car il a pour auteur Sandrine Rousseau. Pas seulement elle, toutefois, qui se trouve accompagnée par deux jeunes co-auteurs moins célèbres (comment écrire ça ? co-autrices est laid et co-auteurs dissimule l’identité sexuelle). Sans vouloir manquer de respect à ses deux acolytes, c’est uniquement l’homonyme du grand Jean-Jacques qui m’a donné l’envie de plonger dans le mince volume intitulé Par-delà l’androcène. Le titre m’a d’autant plus alléché qu’il m’a semblé adresser un amusant clin d’œil à celui du grand Friedrich converti en une sorte de pastiche : Par-delà le bien et le mâle.
Le concept d’androcène mérite de passer à la postérité. Susceptible d’être perçu comme l’équivalent écoféministe du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, le texte de Sandrine Rousseau et de ses deux collègues est authentiquement révolutionnaire. Un article du Monde, publié lors de la parution de l’ouvrage en novembre dernier, résume admirablement son ambition : « C’est donc une histoire de l’“androcène”, néologisme qui remplace l’anthropocène pour lier système patriarcal, capitalisme et dérèglement climatique. » On l’avouera, l’enjeu est de taille. Et si, sous la plume des trois co-autrices (co-auteurs ?) cette responsabilité des hommes n’a rien d’étonnant, la démonstration m’a vivement intéressé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je parle de l’ouvrage une éternité après sa parution (presque sept mois).
À lire aussi : Oxford: camouflet pour les wokistes
L’article du Monde prend soin de le préciser, à raison : « Soixante pages, amplement de quoi faire les délices de ses détracteurs conservateurs. » Il est effectivement utile de poser ainsi le problème : soit on adhère au propos visionnaire du manifeste écoféministe, soit on est un conservateur ou une conservatrice ravi(e) de contester ce propos. L’article ajoute avec une grande pertinence : « De quoi renforcer, aussi, un récit de plus en plus porteur auprès d’une nouvelle génération militante. » Important, ça. Car il s’agit de l’avenir. Et l’on conviendra aisément que l’avenir, a fortiori rapporté au désastre causé par l’androcène, est une chose trop importante pour être laissé à ceux et celles qui, par définition, n’en ont rien à faire, autrement dit, être laissé aux conservateurs et aux conservatrices.
Quand on parle d’avenir, on risque toujours de verser dans un pessimisme glaçant ou, à l’inverse, dans une utopie béate. Par-delà l’androcène évite habilement le piège : le manifeste propose une utopie raisonnable, convaincante, fondée sur des arguments solidement établis. Par exemple, cette donnée statistique, peut-être très excessive, mais vraie quand même : « En France, un·e enfant sur cinq est violé·e. » Ou cette autre : « Chaque année en France, des milliards d’heures de travail sont extorquées aux femmes par les hommes, équivalent à des centaines de milliards d’euros. » Je n’y avais jamais pensé, mais en effet c’est affligeant. Il y a pire encore, l’abomination que signale ce subtil rapprochement entre les objets et les êtres humains : « Au-delà de telle date, c’est périmé et sans valeur. Un lave-vaisselle, un pantalon, un CV, un corps de femme et d’ouvrier. » Difficile de mieux exprimer l’horreur de l’androcène, sinon par l’indispensable mention du génocide dû à « la chasse aux sorcières, celle qui a eu lieu à la Renaissance en Occident ». Le génocide des sorcières constitue effectivement le trait fondamental de la Renaissance.
Dans le même esprit, il est impossible d’éluder cette impressionnante leçon d’histoire : « Aurions-nous un monde si viriliste si le premier récit fondateur nous avait raconté les cueilleuses et les cueilleurs plutôt que les chasseurs, s’il nous avait rappelé que tou·te·s nos ancien·ne·s sont africain·e·s ? ». Question très pertinente, et les co-auteurs (co-autrices ?) notent à bon droit que l’androcène, « c’est l’histoire du chasseur, celle du tueur, du Héros, de l’homme qui conquiert la Terre, l’espace, veut dompter le futur, etc. » Sans aucun doute, tel est l’affreux et unique destin des femmes depuis l’aube des temps, au contraire de celui des hommes, caractérisé par la joie de vivre et la fête permanente. Certes, le caractère massif de cette leçon d’histoire est un peu réducteur, mais ce qui compte, c’est la vérité globale.
À lire aussi : Éric Naulleau: «Sandrine Rousseau est un mélange de cynisme et de bêtise»
L’ennui avec les textes fondateurs tient à ce qu’ils sont tellement riches de réflexions essentielles qu’on ne sait trop lesquelles mettre de côté. On aimerait tout citer. Comment ne pas s’incliner devant celle-ci : « Pour être à la mesure du défi de notre époque, celui de changer nos modes de vie à l’aune des dangers qu’ils font peser, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur le cœur du réacteur : la violence, la domination et l’aliénation, qui sous-tendent la société patriarcale et capitaliste. » Il est exact que, dans les sociétés précapitalistes, la vie sur terre était paradisiaque. Et qu’elle l’est dans les sociétés non capitalistes comme la Corée du Nord, de même que dans les sociétés non patriarcales (pour autant qu’il en existe en dehors de quelques tribus perdues dans la jungle). Par-delà l’androcène a pour immense vertu de pointer le problème majeur : « Comment croire en la politique quand le corps politique est majoritairement blanc, masculin, bourgeois et hétéronormé ? » Heureusement, ce texte fondateur nous offre la solution dans une superbe envolée dont le lyrisme n’exclut pas le réalisme : « La politique doit être féministe, lesbienne, gay, queer et trans, elle doit être faite de toutes les origines, de tous les corps, les corps de celles et ceux qui exercent des métiers pénibles, qui ont des fins de mois difficiles, les corps abîmés, les corps handicapés, les corps des non-binaires. » J’ai relu une dizaine de fois cette longue phrase d’anthologie. Franchement, les nouvelles générations ont bien de la chance. Grâce à ce manifeste, elles disposent des moyens de se sauver, tout en sauvant la planète, du désastre causé par les conservateurs et les conservatrices, et de jouir du bonheur d’un monde enfin délivré du capitalisme et de son complice diabolique, le patriarcat blanc (à moins que ce ne soit l’inverse, le capitalisme étant né après le patriarcat, sauf, bien sûr, si c’est le contraire).