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Nagui Zinet, le clochard céleste

« Une trajectoire exemplaire » de Nagui Zinet (Joëlle Losfeld, 2024)


Nagui Zinet, le clochard céleste
Nagui Zinet © Francesca Mantovani/Gallimard

Il y a un an, ivre à la gare de Lille, Nagui choisit de prendre un train pour Paris plutôt que le métro pour rentrer chez lui. Il raconte ses tribulations sur Instagram, est repéré par une éditrice et voici publié son premier roman, le récit drôle et désespéré des errances d’un certain N. dans la capitale: Une trajectoire exemplaire.


Dès qu’on s’interroge un peu sur le hasard des rencontres, on est pris de vertige. J’ai découvert Nagui Zinet sur Instagram. Je veux dire que c’est sur Instagram que j’ai découvert ses écrits. Ce n’est pas courant, loin de là. Sur ce compte, Nagui Zinet est Nestor Maigret. Il nous parle des livres qu’il lit, des bouteilles qu’il boit, des clochards qu’il croise, des cachets qu’il gobe et des misères qui jamais ne cessent. Ses auteurs favoris sont des Américains qui tapaient de leurs doigts brunis sur des machines à écrire détraquées par leurs histoires glauques. On pense à Bukowski, à John Fante ; il cite David Goodis ou Jim Thompson. Son premier post date de l’hiver 2021. Depuis, il a dépassé les 400. Des lecteurs-followers fidèles se multiplient : je les comprends (étant devenu moi-même l’un d’eux).

Six mois après avoir découvert l’auteur, je retrouve Nagui Zinet face au château de Vincennes. Son premier roman Une trajectoire exemplaire va sortir dans quelques jours. L’homme est plus grand que je ne l’imaginais. Il a un livre à la main et sa parole hésitante me rappelle, dans uneversionmi-lilloise mi-kabyle, la diction hagarde et pointilliste de Modiano. Sa voix grave, caverneuse et douce à la fois, est régulièrement secouée par de petits rires. Sur un banc, nous tournons le dos au pavillon de la Reine ainsi qu’à celui du Roi ; devant nous, des coureurs essoufflés défilent dans des leggings fluorescents.

La conversation démarre à propos de son arrivée à Paris : « L’année dernière, je travaillais dans une usine de bonbons près de Lille. Un dimanche, je suis sorti boire, par ennui. À cinq heures du matin, sur un coup de tête, ivre à la gare Lille-Flandres, j’ai pris le train pour Paris à la place de prendre le métro pour chez moi. » Il y a dans cette anecdote beaucoup des thèmes récurrents de Zinet : l’ennui, la picole, l’errance, le tout dynamité par une mystérieuse alliance entre une drôlerie désespérée et un panache sous anxiolytique. Cette arrivée sur un coup de tête « complètement con » est narrée dans un style peu balzacien : « En arrivant gare du Nord, je me souviens avoir mangé des œufs en me demandant ce que foutais ici : finalement je suis resté et j’ai bien fait. »

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Après avoir vagabondé entre les auberges de jeunesse et les canapés de lecteurs charitables, l’éditrice Joëlle Losfeld, qui suivait déjà les tribulations de Nestor Maigret, lui propose d’écrire un roman (« Sans ça, le livre n’aurait jamais existé »). Le livre existe désormais, et c’est sans doute l’une des meilleures surprises de cette rentrée littéraire. Il existe même si bien que le premier tirage s’est épuisé en deux semaines. On y retrouve donc N., jeune ivrogne sans argent, sans travail et sans amour (« Les amours ratent de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes »), qui traîne son corps et ses mensonges dans les bars, entre deux lectures de romans noirs. C’est dans l’un de ces bars qu’il rencontre Irène. Forcément, il lui ment. Le récit est à la deuxième personne : « Bien sûr, ce que tu redoutes arrive. Elle te demande d’où tu viens, ce que tu fais dans la vie, et toutes ces conneries. Tu mens, parce que les bars sont faits pour ça. Tu mens, parce que tu ne reverras plus ces gens. Tu mens, parce que tu as toujours menti. Tu mens, parce que tu as envie de plaire à Irène. » On le comprend, ces mensonges qui ne pourront s’arrêter le mèneront au désastre.

Dans ce récit où le délire et l’ironie ajoutent à un réalisme frontal, on retrouve certains points communs entre le narrateur et Nagui Zinet : le goût pour la chanson française (Aznavour et Souchon en tête), ainsi que pour les romans noirs, donc, mais c’est surtout le besoin d’écrire qui les relie : « C’est une manière d’accepter les pires situations et de ne pas se sentir être une épave ordinaire : c’est surtout la meilleure façon d’être seul. » Zinet, pour autant, n’idéalise pas plus la littérature que le football, ce sport dont il parle avec une passion qui rappelle celle d’Hemingway pour la corrida ou de Philip Roth pour le baseball : « Le sport est très boudé par la littérature française. Ce sont deux milieux qui ne se côtoient pas. Pourtant, j’ai plus d’émotion en repensant au but égalisateur de Zidane contre l’Angleterre en 2004 qu’en lisant l’intégralité des livres de la rentrée littéraire. » Pour lui, à qui la mère faisait faire des dictées avec Le Nouveau Détective, écrire est une bouée autant qu’une boussole. Chaque jour, il répète inlassablement la même méthode : se réveiller, aller marcher, rentrer, écrire. C’est une question d’habitude ou d’addiction. Il dit aussi n’avoir jamais eu de problème d’inspiration : « Si je n’ai pas envie d’écrire, je n’écris pas. » Ces sentences sont prononcées sans que l’on sache bien ce qui l’emporte de l’innocence ou du désenchantement. En Zinet, il y a au fond autant de l’étrange enfant plein de rêves que du vieillard désabusé sans futur.

À lire cette Trajectoire exemplaire, on pourrait craindre de tomber dans une sombre apathie sans espoir, mais c’est par la force et l’énergie du style de Zinet que l’on se retrouve sauvé et même stimulé. La phrase de Zinet est une gifle qui fouette le sang, malgré sa radicale noirceur ; elle est aussi libératrice, comme la vérité, et peut-être même comme le mensonge. Et si tout reste encore à prouver, je ne doute pourtant pas qu’il y a là l’un des auteurs importants de sa génération, de notre génération. Il y a un an, Nagui Zinet est arrivé de sa province, comme des dizaines de millions d’autres depuis des siècles. Barrès disait que ces êtres qui tombaient dans la foule ne cessaient ensuite de gesticuler et de se transformer jusqu’à ce qu’ils en sortent « dégradé ou ennobli ». Concernant Nagui Zinet, nous savons déjà lequel de ces deux chemins son talent lui a fait prendre.

Une trajectoire exemplaire, de Nagui Zinet, Joëlle Losfeld Éditions, 2024.

Une trajectoire exemplaire

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Octobre 2024 - Causeur #127

Article extrait du Magazine Causeur




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