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Une tragique comédie


Une tragique comédie

Alors, après tout, pour maladroite et mal préparée, la proposition présidentielle est-elle si inutile ou insensée ? Si mon Ministre dit que la moitié des lycéens ignorent la Shoah (d’où tient-il, d’ailleurs, cette statistique si précise ?), ce n’est pas qu’ils ne l’ont pas étudiée. Tous les élèves l’étudient en 3e (au moins une heure du programme, mais je ne connais personne qui n’y consacre au moins le double). C’est qu’ils l’ont oubliée… ou veulent l’ignorer.

Qu’on me permette une anecdote personnelle, inattaquable puisque issue du « terrain » cher aux sociologues. C’était il y a quelques années, alors que je débutais encore dans un charmant collège de Seine-Saint-Denis auréolé de tous les sigles et acronymes avantageux décernés par le ministère (ZEP, ZPV, puis APV). J’étais peu expérimenté, je n’avais lu ni Pennac, ni Brégaudeau, et j’étais sorti de l’IUFM sans être converti par l’Evangile selon Saint-Meirieu, c’est dire si je ne connaissais rien à l’enseignement… Cette année-là, dès le début de mon cours sur la Shoah, je fis face à une rébellion d’une partie de la classe, mais d’un genre inédit. Pas de remarques antisémites, ni de regards suspicieux et méfiants d’élèves attendant de pouvoir polémiquer. Une fronde. Des jeunes filles, d’habitude plutôt discrètes, s’en font les porte-paroles gênées. Elles m’expliquent que nombre d’entre eux ont passé leur année de CM2 sur ce sujet, à étudier le Journal d’Anne Frank, que beaucoup en faisaient encore des cauchemars, qu’ils ne voulaient plus voir « ces images horribles », et qu’eux n’y étaient pour rien, qu’ils ne voyaient pas pourquoi on en parlait autant… Renseignements pris, l’école primaire avait effectivement, mis en place un « projet Anne Frank » quelques années auparavant, dans un contexte de banalisation des propos antisémites (qu’on se gardait bien, publiquement, de lier à l’arrivée de nouveaux imams dans la maison de prière du quartier – il faut se méfier des conclusions hâtives). Bilan de l’opération : chez les uns, dégoût profond pour cette question et refus d’y revenir ; « compétition victimaire » exacerbée chez les autres. J’ai depuis fait miennes les conclusions de G. Bensoussan dans Auschwitz en héritage, n’utilise plus Nuit et Brouillard en classe, évite au maximum le recours à l’émotion et au chantage par l’image, persuadé de son caractère contre-productif à moyen et long terme. Et prend le temps de contextualiser, d’historiciser…

Je comprends et j’admire donc les arguments et les exemples de Serge Klarsfeld pour défendre la proposition présidentielle . Mais peut-on vraiment croire que chaque classe de CM2 honorera son « filleul » par un travail aussi intelligent, acharné, en un mot professionnel que ceux qu’il évoque ?

Mais les commentaires de l’entourage du président me ramènent à ma pensée première. Leur langue caoutchouteuse ne peut tromper. La commission va « élaborer les documents pédagogiques valorisant ce travail confié aux enseignants du primaire », dit le ministre. Cette comédie médiatique peut donc se transformer en tragédie pédagogique, voire politique.

Pour honorer le devoir de mémoire, les écoliers ont surtout besoin d’apprendre le sens du mot devoir, d’entraîner leur mémoire, de connaître leur langue. Et ils ont besoin de temps pour cela. Aucun de mes élèves de 6e ne sait conjuguer au futur, ni ne maîtrise son imparfait. Dur devoir de mémoire…

Malgré tous mes efforts pour voir percer sous ce Hal hâlé, turbulent et capricieux, un nouvel Henry V, un vrai machiavélien recréant la cohésion de la nation, et fondant sa légitimité par un discours réfléchi, assumé, et réellement rassembleur, je ne vois qu’une couronne trop grande, qui tombe sur ses yeux et l’empêche de voir au loin. Il n’est qu’un héros moderne : « il s’illustre par des exploits dérisoires dans des moments d’égarements », comme disait Lacan. Et nous égare. Cette dernière étincelle ne brille pas longtemps : elle éblouit le présent, n’éclaire pas le passé et assombrit l’avenir. C’est, pour l’instant, un Roi du divertissement, fût-il mémoriel.

En attendant une Saint-Crépin hypothétique, patientons, causons, jouons notre rôle, et essayons d’en rire pour ne pas en pleurer.

Rideau.



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A 32 ans, Bertrand Levillain est professeur d’histoire-géographie. Il enseigne actuellement dans l’Académie de Paris.

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