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Une tragique comédie


Une tragique comédie

A l’acte précédent, le Président de la République a annoncé qu’il allait confier la mémoire des 11 400 enfants Juifs déportés de France aux élèves de CM2.

Acte II, scène 1
Une salle des professeurs. Des professeurs discutent.

L’un : Que doit-on en penser ?
Tous : Grotesque ! Insoutenable ! Scandaleux !
L’un d’entre eux : Ah non, c’est un peu court, vu l’enjeu !
On pourrait dire, bien des choses en somme,
en variant le ton, par exemple, tenez :

historien : du sens, de l’analyse, et ce dès le Primaire,
ne pas encourager la course victimaire,
Mémoire n’est pas Histoire, ni l’école sanctuaire.
Hollandien : Du devoir de Mémoire jamais ne doit s’abstraire,
Et n’avoir rien à dire n’oblige pas à se taire.
Ségolénien : Je n’aurais pas fait mieux. A Vous, Michel, je peux le dire :
Je trouve cela très bien, …, euh, …, d’y réfléchir…
Je rejoins mes comités « désirs d’avenir » !
Psychologue : Angoissant traumatisme, tragédie en puissance :
Dangereux pour l’enfant l’excès de résilience…
Syndicale : Ni pour, ni contre, bien au contraire.
Sûr, il faut le faire, mais sur quels horaires ?
Ministérielle : J’apprends, du président cette nouvelle idée.
Comment ! Non réfléchie ? Elle sera appliquée !
J’impose, incontinent, à tous nos enseignants,
De faire de ce brouillon quelque chose de brillant !
Pour les aider, bien sûr, dans cette noble action
Je crée, pour la conduire, une commission.
Communautariste : Pourquoi eux, et pas nous ? Toujours les mêmes victimes ! La mémoire de nos morts n’est-elle pas légitime ?

A cet instant, il s’interrompt, car l’envie de rire lui a passé et la moutarde lui monte, si l’on ose dire, au nez. C’est maintenant un monologue, une confession publique, de saison…il entame la palinodie de l’enseignant déboussolé.

Que faut-il en penser ? Quel parti prendre ? Moi qui suis professeur d’Histoire-Géographie (pardon, PLC2, dans la superbe langue de mon ministère). Par déformation professionnelle, j’annoterais ainsi la copie présidentielle : « De bonnes intentions, mais ce n’est pas ce qu’on demande en Histoire. Il est indispensable de réfléchir avant d’écrire, et ne pas rendre un brouillon écrit à la dernière minute. Il faut analyser le sujet et élaborer un plan cohérent, et non compter sur l’indulgence de votre correcteur pour vos louables idées. 08 /20. »

Pardonnez cette facilité, mais, après tout, les ministres aussi sont notés, et l’heure est à l’inversion carnavalesque. On confie aux enfants la mémoire du pays et le chef de l’Etat envoie des SMS, visite Eurodisney… D’abord vient l’agacement pour cette réponse mal ficelée, à une question non posée (ou pas en ces termes), et prononcée au mauvais moment, au mauvais endroit.
Puis je m’interroge. (C’est souvent le cas quand je n’interroge pas mes élèves.)

Pourquoi cette appropriation, ce « parrainage » symbolique ? Encore de l’émotion au lieu de la réflexion, propice aux dérapages difficilement contrôlables. Encore de la « Mémoire vaine » ! Si c’est une « intuition » présidentielle, ne méritait-elle pas le temps d’un approfondissement ?

Puis vient le temps des questions faciles. Pourquoi cette nouvelle posture d’instituteur national, au plus bas des sondages, après celles de guide touristique à Disneyland, en Egypte ? Pourquoi au dîner annuel du Crif ? Pourquoi à Périgueux ?
Soyons plus constructif, moins caricatural… Pourquoi les élèves de CM2 ? Parce que les professeurs du secondaire se sont mal comportés pour l’hommage à Guy Môquet ? Parce que les Professeurs des écoles sont réputés plus dociles, plus contrôlés par leurs inspecteurs ? Parce que cela concordait avec l’annonce du plan pour l’école ? Parce qu’ »il faut combattre le plus tôt possible le racisme à sa source » ? Retour annoncé de l’Instit’ compassionnel, façon Gérard Klein ?

Et pourquoi confier à des enfants la mémoire d’enfants ? Ne peuvent-ils s’identifier à plus âgés qu’eux ? Leur confier celles des rescapés ou des Justes nous épargnerait peut-être les cellules de soutien psychologique annoncées. Et permettrait de présenter l’Histoire autrement que comme l’interminable suite de crimes qu’ont commis nos ancêtres, l’Histoire avec une grande hache comme l’écrivait Perec, et dont on se demande bien pourquoi il faudrait l’enseigner si elle est si suspecte et si traumatisante.
A moins que l’on veuille enfin cesser d’enseigner l’Histoire pour la remplacer définitivement par la commémoration perpétuelle des victimes de tous les temps, et la célébration, ô combien plus rassurante, de notre merveilleuse époque.

Cherche-t-on à éviter l’antisémitisme ? Ignore-t-on vraiment, en haut lieu, que la haine des Juifs, n’est plus à proprement parler alimentée par l’antisémitisme hérité du XIXe siècle, mais par l’antijudaïsme, et la haine d’Israël. Et que l’on peut faire d’excellents cours sur la Shoah, combattre le racisme et l’antisémitisme, et en toute bonne foi, et d’un même élan généreux, souhaiter la disparition de l’Etat israélien, voire de ses habitants. Certains osent l’écrire et sont invités comme intellectuels de haute renommée.



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A 32 ans, Bertrand Levillain est professeur d’histoire-géographie. Il enseigne actuellement dans l’Académie de Paris.

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