L’État semble impuissant à enrayer le boom de la consommation de drogues en France. Selon Michel Gandilhon, face à l’implantation de cartels de plus en plus puissants à travers le pays, la légalisation du cannabis n’est pas la panacée.
* Michel Gandilhon est expert associé au département sécurité défense du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), membre du conseil d’orientation scientifique de l’ObsCI (Observatoire des criminalités internationales) et auteur d’un ouvrage consacré au trafic de drogue en France : Drugstore : drogues illicites et trafics en France (Le Cerf, 2023).
Causeur. Dans votre ouvrage, Drugstore, vous constatez une véritable explosion du marché des drogues en France. De quoi s’agit-il exactement ?
Michel Gandilhon. En effet, en une trentaine d’années, le marché français des drogues illicites s’est beaucoup développé. Avec près de 5 millions de consommateurs dans l’année de cannabis, le marché hexagonal est le premier en Europe ! Plus confidentiels, les usages de drogues comme l’ecstasy et la cocaïne ont crû également de manière spectaculaire depuis 2000 et concernent aujourd’hui des centaines de milliers de consommateurs tous les ans. Quant à l’héroïne, sa consommation persiste notamment dans la France périphérique.
Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
Il s’agit essentiellement de facteurs anthropologiques liés aux évolutions d’une société qui exige de plus en plus des individus, et qui valorise la performance et la réactivité même dans la sphère des loisirs. D’où l’engouement pour la cocaïne, ce stimulant si parfaitement en phase avec notre époque. Certains évoquent une société addictogène…
À lire aussi : Ludovic-Mohamed Zahed, imam et homosexuel
Le ministre de l’Intérieur se félicite de saisies records. On imagine qu’il s’agit d’une goutte dans l’océan. Le trafic de drogue est-il donc devenu incontrôlable ?
Le monde sans drogues promis par les Nations unies il y a plus de vingt ans s’éloigne. L’offre internationale a explosé ces dernières années, notamment celles d’opium et d’héroïne en Afghanistan et surtout de cocaïne en Colombie où la production n’a jamais été aussi élevée. L’Union européenne n’est pas en reste : les Pays-Bas et la Belgique sont parmi les plus gros producteurs d’ecstasy au monde, tandis que l’Espagne se met à la production de cocaïne. Dans ce contexte, même si en France, en 2022 les saisies de cannabis, de cocaïne et d’héroïne ont atteint le plus haut niveau jamais constaté, ces confiscations n’ont qu’un impact très réduit sur le dynamisme de l’offre. Les prix de détail sont en baisse et les teneurs en principe actifs en hausse, tandis que le développement des livraisons à domicile renforce l’accessibilité des drogues. Le crime organisé a parfaitement négocié le tournant de la globalisation et du libre-échangisme.
Dans certains pays, les gouvernements et les législateurs tentent de remplacer l’interdiction et la répression par la légalisation et le contrôle. Quelles leçons tirez-vous de ces initiatives ?
Effectivement, certains pensent que la légalisation des drogues, et notamment du cannabis, permettrait d’affaiblir le crime organisé et de protéger les consommateurs des produits frelatés. Aux États-Unis, par exemple, depuis 2012, près d’une vingtaine d’États l’ont légalisé à des fins récréatives. Or, au Colorado, un des premiers à l’avoir fait, les résultats ne sont pas probants. Le marché est pris en main par des entreprises dont la vocation naturelle est de faire un maximum de profits. Ainsi, elles mettent notamment en vente des produits très fortement concentrés en THC (le principe actif du cannabis), dont les effets sur la santé des adolescents commencent à inquiéter les autorités sanitaires. Par ailleurs, on a vu les méthodes de Big Pharma, qui ont été à l’origine de la crise des opioïdes, qui a tué depuis vingt ans plus de 650 000 Américains, il est à craindre que celles du « Big Canna » qui est en train de se constituer ne soient guère meilleures… Quant au crime organisé, il continue, selon les estimations de pourvoir aux besoins de 30 % du marché du cannabis, tout en développant le commerce d’autres substances comme le fentanyl ou la cocaïne.
Les règlements de comptes entre bandes de trafiquants marseillais sont devenus banals. Cependant, le trafic n’est pas l’apanage de Marseille. Quelles autres villes sont les plus concernées par le trafic de drogue en France ?
De Rennes à Marseille, de Chambéry à Cavaillon, de Valence à Avignon, des métropoles aux villes moyennes en passant par les campagnes, le trafic de drogue innerve une grande partie du territoire. Il y avait, selon le ministère de l’Intérieur, en 2021 près de 4 000 points de deal en France. La seule ville de Marseille en compterait actuellement 127, pilotés par des « bourgeois du trafic » installés en Espagne, au Maroc, à Dubaï. Sur place, l’espace public est occupé par des guetteurs, des revendeurs. En dix ans, les armes qui circulent ont tué près de 300 personnes.
À lire aussi : Frédéric Beigbeder: «La cocaïne, c’est la drogue de la débandade»
Nous vivons avec ces phénomènes depuis de décennies. En quoi les évolutions que vous décrivez changent-elles la donne ?
Les proportions prises par ce phénomène posent pour l’État des problèmes d’ordre stratégique : perte du monopole de la violence sur certains territoires, corruption des pouvoirs locaux par l’argent sale, « archipellisation » de la société, comme en témoigne par exemple la prolifération des résidences fermées (gated communities) à Marseille. Et ces problèmes s’aggravent d’année en année. Certains policiers évoquent une « mexicanisation » de la ville. Si cette qualification est sans doute exagérée, un rapport du Sénat s’est tout de même inquiété récemment du devenir « narco-État » de notre République une et indivisible. Une consolation ? Les Pays-Bas, la Belgique et même la Suède commencent, eux aussi, à s’alarmer du poids critique acquis par le crime organisé et des menaces qu’il représente pour nos démocraties fatiguées.
Drugstore - Drogues illicites et trafics en France
Price: 22,00 €
13 used & new available from 13,65 €