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Une semaine chorégraphique à Paris

« Plenum/Anima », à la Philharmonie, « Onéguine » au Palais-Garnier, et « Les Saisons » au 13e Art, à Paris


Une semaine chorégraphique à Paris
Alejandro Sánchez Bretones, Clémence Chevillotte, Laurine Viel, Ismael Turel Yagüe, Les Saisons © Olivier Houeix

Un naufrage, une réussite et des grosses ficelles… petite sélection de ballets à voir, ou pas, dans la capitale.


Plenum/Anima

Que Benjamin Millepied use de sa notoriété et dispose des danseurs de sa compagnie, Los Angeles Dance Projects, pour faire connaître des artistes inconnus au bataillon, voilà quelque chose d’infiniment respectable, sinon de louable. Mais qu’il vende à la Philharmonie de Paris un programme d’une affligeante médiocrité en promouvant des ouvrages parfaitement insignifiants est une faute impardonnable pour un artiste de sa qualité, car on ne saurait imaginer qu’il ne soit pas conscient de l’indigence de ce qu’il propose.

Regroupées sous un titre sibyllin, Plenum/Anima, trois pièces de trois auteurs différents s’inscrivent sur des partitions célébrissimes, comme pour mieux faire vendre l’inexcusable : la Passacaille et fugue en do mineur BWV 582 de Jean-Sébastien Bach ; les Danses polovtsiennes du Prince Igor d’Alexandre Borodine ; Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky.

D’emblée, on exclura de cette déroute la première d’entre elles, composée par Benjamin Millepied lui-même sur la passacaille et fugue exécutée à l’orgue de la salle Pierre Boulez par Olivier Latry, titulaire des grandes orgues de Notre-Dame. Écrite avec l’élégance et le style d’un auteur qui fut un interprète exceptionnel, éclairée par un superbe solo masculin, habillée de costumes noirs, blancs, ou noirs et blancs parfaitement dessinés, la chorégraphie n’a pas d’autre prétention que d’être un divertimento joliment décoratif.

Là où le bât blesse, c’est bien avec les deux pièces suivantes. Sur des partitions elles aussi interprétées à l’orgue, lequel instrument ne possède ni les couleurs, ni le mordant, ni les subtilités d’une formation orchestrale et en vient immanquablement à les dénaturer, se succèdent deux chorégraphies d’une remarquable diversité dans leur insignifiance.

La première est due à un certain Jobel Medina. Établi à Los Angeles, mais originaire des Philippines, celui-ci répond d’une façon terriblement primaire aux rythmes foudroyants des Danses polovtsiennes. C’est un travail mécanique d’amateur totalement dépourvu d’oreille musicale ; une vaine agitation qui fait songer à ce que pourrait être une soirée dansante dans un club de vacances.

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L’auteur de la seconde pièce, le Mozambicain Idio Chichava, paraît avoir consciencieusement visionné les captations filmées de célèbres versions du Sacre du printemps. On en retrouve des traces maladroites, incohérentes, noyées dans un bavardage gestuel impersonnel, sous une agitation hasardeuse relevant d’une appréhension de la musique parfaitement indigente. Bref, un amalgame d’une confondante médiocrité et, au fond, d’une formidable prétention.

Si Millepied est coupable de proposer un tel ragoût, la Philharmonie de Paris l’est bien davantage encore de l’avoir programmé. Une grande salle musicale qui a vocation à être populaire se doit d’offrir à ses publics des concerts ou des chorégraphies d’une certaine tenue, sinon irréprochables, quel qu’en soit le genre.

Former le goût des spectateurs et des auditeurs avec des ouvrages consistants, et par là même, leur permettre d’exercer leur sens critique est un devoir impérieux. D’autant plus impérieux que, faute de posséder des repères et une vraie culture artistique, le public de la Philharmonie accueille avec un enthousiasme aveugle des productions aussi déplorables.

Les Saisons

Les « SAISONS » ©Olivier Houeix

Superbe chorégraphie ! Magnifiques danseurs !

Avec Les Saisons portées à la scène par Thierry Malandain pour son Ballet de Biarritz, on découvre au Théâtre 13, place d’Italie (XIIIe arrondissement), l’absolu contraire du naufrage précédent.

Grâce à une approche intelligente et sensible de la musique, de celles qui dévoilent une vraie culture ; avec une richesse de vocabulaire stupéfiante, d’un registre trop contemporain et trop élastique pour être cantonné à la seule veine du néo-classicisme et où affleurent de malicieuses réminiscences du ballet romantique ou de danses dites de caractère ; avec quelques familiarités de langage aussi, mais trop cadrées, trop allusives pour être malvenues ; sans rien de racoleur ou d’un peu facile, comme cela survient fréquemment lorsqu’un chorégraphe se saisit de partitions archi-connues, Malandain manœuvre avec une grande classe et une habileté infinie au sein des Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi. Ces Quatre Saisons entre lesquelles, parfois, il insère quelques pages d’un contemporain du Vénitien, un Génois, Giovanni Antonio Guido, lui aussi violoniste virtuose et qui fut, à Paris, compositeur au service des princes d’Orléans. Allégeant ainsi la partition trop célèbre de Vivaldi, l’ouvrant sur l’inconnu, le chorégraphe lui ajoute des extraits des Scherzi armonici sopra le quattro staggioni dell’ anno, éditées, semble-t-il, à Versailles en 1728.

Les 22 danseurs de la compagnie sont éblouissants. Ils se lancent dans ce périlleux exercice chorégraphique avec une élégance, une virtuosité sans faille. C’est une vraie troupe, homogène, harmonieuse, cultivant un profil qui lui est propre, déployant un raffinement jamais alambiqué. Quelques-uns des interprètes portent avec aisance des costumes joliment inspirés du XVIIIe siècle vénitien et qui ne font que souligner l’élégance de la composition.

Cette union si heureuse entre un chorégraphe et sa compagnie, entre Thierry Malandain et ce Ballet de Biarritz qui se produit près de cent fois par an sous tous les horizons et s’autofinance à 50% (chose rarissime), le ministère de la Culture n’a rien trouvé de mieux que de la rompre en décidant de ne pas renouveler le contrat qui les lie l’un à l’autre et donc de briser l’élan d’une équipe gagnante depuis des décennies. Bon gré, mal gré, en dépit des instances locales et du public qui souhaitaient le conserver au Pays basque, Thierry Malandain va devoir quitter la compagnie qu’il a fondée à Biarritz en 1998.

Ne serait-il pas plus judicieux, réflexion faite, de mettre à la porte une ministre qui a brillé davantage par son arrivisme que par sa culture, et avec elle des séides qui ne valent guère mieux ?

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Onéguine

À l’Opéra de Paris, avec Onéguine entré en 2009 au répertoire du Ballet et qu’on n’y avait plus revu depuis des lustres, on relève un ouvrage composé en 1965 et remanié en 1967 par le Sud-Africain John Cranko (1927-1973) lequel, après Londres, aura mené l’essentiel de sa carrière de chorégraphe à la tête du Ballet de Stuttgart, capitale du Wurtemberg, devenue un temps, sous son égide, le haut lieu du ballet académique allemand.

Si l’on ne devait retenir qu’une œuvre de Cranko, ce serait sans doute son Roméo et Juliette écrite en 1962 sur la partition de Serge Prokofiev, où son talent de metteur en scène et de chorégraphe atteint sa plénitude avec la fascinante scène du bal chez les Capulet. Alliée à une théâtralité exacerbée, portée par une musique proprement géniale, la chorégraphie de Cranko atteint ici une dimension dramatique et une expressivité inégalées.

Alors, évidemment, Onéguine fait, en regard, pâle figure. Et les pages musicales qui accompagnent le ballet n’arrangent rien. Devant les réticences du monde musical à voir la partition d’Eugène Onéguine, l’opéra le plus emblématique peut-être de Tchaïkovsky, mise au service d’une œuvre chorégraphique, ainsi que le projetait Cranko, celui-ci se voit contraint de commander une partition. C’est le directeur musical du Ballet de Stuttgart, Kurt-Heinz Stolze, qui exécute une transcription pour orchestre de pièces pour piano du compositeur du Lac des Cygnes groupées sous le titre Saisons. Pour étoffer l’ensemble, il y ajoute d’autres emprunts au même auteur. Dommage ! Car les pièces musicales qui accompagnent les scènes de bal dans Onéguine apparaissent bien fades, alors que la fastueuse polonaise qui se danse au palais du prince Grémine, au troisième acte de l’opéra, est, elle, d’un éclat sans pareil.

L’Onéguine de John Cranko est l’archétype de ces ballets narratifs inspirés par des ouvrages littéraires comme on les prisera tant dans l’univers du ballet académique de l’après-guerre et qui représentent une certaine régression dans l’évolution de la Danse, quand elle va tendre par ailleurs à se libérer de l’emprise de la musique et de la littérature. Alors qu’une Martha Graham a déjà bouleversé la scène chorégraphique avec ses chefs d’œuvre et que l’avant-garde américaine non-figurative pointe son nez avec Cunningham, Nikolais et l’avalanche de leurs successeurs, on inféode une fois encore la danse à un récit dramatique. L’expressionisme allemand apparu au temps de la République de Weimar était certes une autre forme d’avant-garde. Mais il s’était tellement compromis avec le régime national-socialiste, Kurt Jooss excepté, que les scènes des deux Allemagnes en étaient venues à se replier sur le ballet académique qui n’avait pas eu de lien avec les nazis. Il était de plus inscrit dans la culture des nations victorieuses, l’Union Soviétique d’une part, la Grande-Bretagne et la France d’autre part, mais aussi le Canada et les États-Unis qui l’avaient importé d’Europe. C’est cet académisme là qui allait un temps gouverner les scènes de deux Allemagnes, moralement obligées de rompre avec un passé effroyable.

Remarquablement bien construit et plus fidèle encore au livret de l’opéra de Tchaïkovski qu’au poème de Pouchkine, serti dans des décors raffinés et très éloquents, un peu trop alourdis de dentelles toutefois (décors et costumes étant dus à ce Jürgen Rose dont le nom est attaché à de grandes réalisations chorégraphiques ou lyriques comme Le Songe d’une nuit d’été de Neumeier ou le Roméo et Juliette de Cranko), Onéguine offre une chorégraphie techniquement éblouissante où les difficultés, les prouesses même, sont pour les solistes innombrables.

C’est aussi une succession ininterrompue de solos exaspérés, de duos enamourés, de gentilles danses campagnardes, d’aimables scènes de bal, d’affrontements mélodramatiques… Bref, un vrai ballet pour jeunes filles ou douairières sentimentales, pour touristes japonaises et dames américaines peroxydées, pour jeunes gens ou vieux messieurs sensibles.

Pour les solistes, ce ne sont donc que morceaux de bravoure, exploits techniques et débordements sentimentaux se traduisant par une explosion gestuelle d’une difficulté d’exécution inouïe. Au sein du Ballet de l’Opéra qui assure des représentations impeccables, les quatre solistes principaux (ce soir-là, Florent Melac, Hannah O’Neill, Milo Avêque, Roxane Stojanov) portent leurs rôles complexes, tant sur le plan chorégraphique que sur le plan théâtral, avec un beau talent et un engagement résolu.

Mais que ces arrangements musicaux, ces pages mineures du compositeur russe exécutées par l’Orchestre de l’Opéra sous la conduite de l’Estonien Vello Pähn (qu’on a retrouvé mille fois à la tête du dit orchestre dirigeant des musiques de ballets), apparaissent falotes, sinon incolores ! Et combien mièvre et sucré est ce livret ! Combien cette chorégraphie est débordante de transports outrés, de débordements parfois grandguignolesques, ainsi que la danse académique s’y oblige parfois afin de traduire la tempête des sentiments qui dévorent les héros.


Plenum / Anima

Benjamin Millepied – Jobel Medina – Idio Chichava
Philharmonie de Paris.
Terminé.

Onéguine.

Chorégraphie de John Cranko. Avec les solistes et le Ballet de l’Opéra de Paris.
Palais Garnier jusqu’au 4 mars 2025. 0892 899 090.

Les Saisons.

Chorégraphie de Thierry Malandain. Avec le Ballet de Biarritz.
Le 25 février, Quai 9, à Lanester.
Les 27 et 28 février. Théâtre impérial, à Compiègne.
Les 11 et 12 mars. Théâtre de Provence, à Aix-en-Provence
Du 20 au 23 mai. Gare du Midi, à Biarritz.
Du 31 juillet au 3 août. Teatro Victoria Eugénia, à San Sebastian.
Tournée aux États-Unis du 26 avril au 7 mai, à Detroit, East Lansing, Philadelphie, Pittsburg.




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