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Une retraite ? Plutôt crever

Je suis travailleur indépendant. Voilà pourquoi je me payerai le luxe de passer directement de travail à trépas...


Une retraite ? Plutôt crever
Emmanuel Macron en visite au cœur de son électorat, dans un Ehpad du 13e arrondissement de Paris, 6 mars 2020. ©PIERRE VILLARD/SIPA

Travailler et mourir. Tel est mon programme pour ne pas vivre trop vieux sur le dos des jeunes.


Quand j’entends parler des retraites, et ces temps-ci il est difficile d’y échapper, je pense aux paroles de la chanson de Springsteen : « No retreat, baby, no surrender », même si je me doute bien que le boss ne parle pas répartition ou capitalisation, âge pivot ou carrières longues, régimes spéciaux ou déficit public. Je ne sais pas de quoi il parle mais peu m’importe. Je n’ai jamais cherché à savoir ce que racontaient les rockers, je me fiche de leurs histoires ou de leurs messages, je veux juste que les bands balancent du riff et du beat, qu’ils tranchent dans le vif et qu’ils envoient la purée. Quand j’ai envie de littérature chantée, je me replie sur ma langue et je vire Dylan et son prix Nobel de ma platine pour mettre Brassens. Mais voilà qu’à peine parti, je m’égare. Je reviens donc à nos moutons. No retreat. Telle est ma réaction et ma résolution. Ce truc n’est pas pour moi, ne me concerne pas et ne m’intéresse pas.

Ma relation distendue avec le système a commencé il y a longtemps dans un Ehpad. Après un chantier de menuiserie de quelques jours dans le monde du quatrième âge, de la grande dépendance, de l’infantilisation, de la démence et de l’amnésie, après avoir lu dans les regards l’inquiétude, l’incompréhension, la souffrance, la lassitude et l’ennui, bouleversé par le spectacle de ces morts-vivants en chaussons dans leur salle d’attente, saisi par l’absurdité de ces existences arrivées à leur terme et qui ne finissent pas, j’ai pris la résolution de ne pas me prolonger au-delà du raisonnable, et pour cela, de prendre les devants.

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Après quelques jours de réflexion, j’ai rassemblé tous les papiers requis pour faire un jour valoir mes droits à finir ma vie oisif et rapetissé, craintif et obsédé par ma santé, et j’ai brûlé mes relevés de points comme on brûle ses vaisseaux, pensant que sans espoir de pension éternelle, il me serait plus facile à 75 ans de me retourner vers l’homme de 40 que j’ai été et de lui dire : « On fait comme on a dit. On arrête les frais. » Et pour ne pas trahir ma promesse, j’ai depuis cette descente aux enfers médicalisés, pris une garantie. J’ai cessé de cotiser.

À présent, je m’interroge sur l’âge à partir duquel je cesserai de me faire soigner, examiner, scannériser et coloscoper pour renoncer à bénéficier de ces progrès de la médecine qui préviennent et guérissent jusqu’à réduire totalement nos chances de mourir en bon état physique, mental et moral. Partir avec son premier cancer n’est pas une perspective réjouissante, mais prendre le risque de finir trop tôt reste la seule façon d’augmenter ses chances de ne pas mourir trop tard, quand la couche pleine et le regard vide, la voix éteinte et la bite en berne, on ne reconnaît plus ses femmes et ses enfants.

J’ai entendu un jour qu’en moyenne, un Français coûtait autant en dépenses de santé pendant les six derniers mois de sa vie que pendant les soixante ans qui les avaient précédés, frais de maternité compris, et j’en ai déduit que pour vivre soi-même plus léger et moins pesant pour les autres, on pouvait peut-être renoncer au dernier semestre de soins palliatifs et d’acharnement thérapeutique.

Cent fois, j’ai douté, j’ai failli flancher et me renier. J’ai vu des octogénaires, qui faute d’être déments, m’ont démenti et j’ai été tenté de repousser ma date limite, mais ces chênes presque centenaires et toujours debout n’ont pas longtemps caché la forêt des réalités démographiques et des chiffres têtus. Bientôt un actif et demi pour un retraité. Bientôt trois travailleurs iront au turbin avec le poids de deux vieux sur les épaules. Je ne veux pas être de cette charge-là.

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En trente-cinq ans d’exercice professionnel, durant lesquels, la plupart du temps, le revenu moyen des retraités était supérieur à celui des actifs, j’ai vu parmi mes clients un peu trop de vieux qui ne savaient plus quoi faire de leur pognon et un peu trop de jeunes qui tiraient la langue pour élever des enfants. J’ai fini par estimer que dans ce contexte économique, vieillir dans la misère au coin d’un feu de bois pouvait avoir plus de dignité que partir en croisière sur un transat ou en fauteuil, un plaid sur les genoux.

J’entends dans les médias des citoyens inquiets de ne pas pouvoir profiter assez vite et assez longtemps de ces années d’après-travail, de ce paradis promis par contrat après un « purgatoire » de quarante-trois ou quarante-quatre ans, de ce temps attendu du « bonheur » qui commence quand on devient inutile. Une vie d’activité ne serait plus qu’un prélude, une patiente accumulation de trimestres et de points, la vie serait ailleurs et le bonheur après ? Je serais peut-être arrivé aux mêmes conclusions si j’étais salarié et si j’abordais la soixantaine dans un métier usant et fastidieux, avec des horaires et un patron, des comptes à rendre et l’humiliation d’un grand-père qui a une autorisation à demander pour prendre une journée. Mais je suis travailleur indépendant. Voilà pourquoi je me payerai le luxe de passer directement de travail à trépas, en me passant de retraite et en abrégeant les années passées devant la télévision avec des troubles de l’audition et de l’érection, en allégeant les nouvelles générations du poids de ces cotisations destinées à payer ma pension, en allongeant la durée de ma vie active et en avançant mon âge de départ au cimetière. Je ne le connais pas, mais j’ai déjà mon épitaphe : « Plutôt crever ! »

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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