C’était un temps où l’on se battait par goût du style et des films. Où Bernard Frank, par exemple, vexé par un papier de Jean Cau dans Les Temps modernes, répliquait en signant un assassin et très beau Dernier des Mohicans, que Grasset vient de rééditer. Du côté du grand écran, la Nouvelle Vague naissait sur les décombres d’une « certaine tendance du cinéma français ». Il fallait faire son choix entre les Cahiers du cinéma et Positif. Michel Audiard et Louis de Funès étaient les têtes de turc des intellos de la bobine. Truffaut crachait sur les vieilles gloires qu’étaient Autant-Lara, Clouzot et Duvivier. Jean-Louis Bory, lui, écrivait dans Le Nouvel Observateur, après s’être fait la main dans Arts et L’Express, et causait dans le poste, en pilier du Masque et la Plume.
De drôles de joutes
Il est aujourd’hui à l’honneur d’un spectacle mis en scène par François Morel, Instants critiques, où les comédiens Olivier Broche et Olivier Saladin, deux anciens de la troupe des Deschiens, interprètent les joutes radiophoniques qui l’opposaient à Georges Charensol, critique réac et oublié. On retrouve aussi Bory tel qu’il était et tel que le dévoile également Daniel Garcia, dans un joli texte biographique : C’était Bory.
Beau parleur, provincial enraciné et esprit parisien, Bory est un homme de gauche capable de défendre Louis-Ferdinand Céline à la sortie de Nord. Quand on le lui reproche, il répond : « J’ai mes convictions personnelles, je ferai beaucoup de choses pour elles, mais s’il y a un très grand écrivain, un très grand artiste en face, je salue le grand écrivain, le grand artiste ». Lecteur d’écrivains classés à droite – Chardonne et Morand sont ses amis − et du dandy socialiste Eugène Sue, il entre en littérature de la pire manière : son premier roman, Mon Village à l’heure allemande, reçoit le prix Goncourt en 1945. Une barre très haut placée quand on a 26 ans. La suite de son œuvre romanesque ne se vendra guère. Le spleen le gagne, il achète une carabine, ça peut avoir son usage.
Le Michelet du 7e art
Parce qu’il aime les garçons dans une époque qui n’y pense guère et surtout ne le dit pas, il publie Ma moitié d’orange, version 1973 du moderne coming out. Un coup de tonnerre et un succès éditorial. Il est intronisé pédé superstar, bretteur permanent des plateaux télé et autres débats de société. Entre reconnaissance gay et insultes, il y laisse beaucoup de sa flamboyance. A Jean-Louis Curtis, il avoue : « Je suis las d’être devenu le gugusse de l’homosexualité militante. »
Sous le masque, la plume est triste. Il ne se doute pas que le meilleur de son style, ce qui restera quand les années auront tout balayé, il l’offre chaque semaine à l’Obs. Les papiers de cinéma de Bory sont un roman édité dans le journal de Jean Daniel et recueilli, en plusieurs tomes, aux éditions 10/18 : Des yeux pour voir, La nuit complice, Ombre vive, L’écran fertile, La lumière écrit, L’obstacle et la gerbe, Rectangle multiple. Ils attendent encore une réédition.
Bory nous raconte une histoire de France, décalque en 24 images/seconde de celle de Michelet, à travers les regards de Godard, Chabrol et Claude Sautet. Pasolini s’invite, Bunuel aussi. La vulgarité est prise en grippe. Le charme discret de la bourgeoisie n’est pas détesté. Des jeunes filles embrassent des ouvriers. Les garçons hésitent entre les mamans et les putains. Il commence à y avoir trop de flics dans les rues et sur les écrans. La joie et la mélancolie jouent au ping-pong.
Une nuit de juin 1979, la mélancolie remporte la mise. Au fond de sa dépression, Bory use enfin de sa carabine, se tirant une balle plein cœur.
Daniel Garcia, Janine Marc-Pezet, C’était Bory, Éditions Cartouche.
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