2024 a vu les fantasmes autour du prétendu « privilège blanc » ou de la domination mondiale des juifs prospérer. La raison finira-t-elle par supplanter ces passions collectives ? La haine sera-t-elle remplacée par un intérêt bien compris ? Les élites occidentales réussiront-elles un jour à se libérer de leurs illusions néfastes ?
L’émergence de ces interrogations trouve ses racines au Moyen-Orient, où la lutte des Palestiniens s’est muée en emblème central de la révolte contre le monde occidental et ses privilèges historiques. Dans ce contexte, des ouvrages comme Mein Kampf se transforment en best-sellers en Turquie, tandis que des textes comme les Protocoles des Sages de Sion s’ancrent profondément en Égypte et en Iran. Les fantômes d’Hitler et de Goebbels semblent renaître, réanimant des théories du complot à propos des Juifs qui refont surface avec une intensité alarmante. Certains soutiennent que les Juifs auraient établi à Tel Aviv un prétendu centre de commandement pour ce qu’ils appellent la « domination talmudique mondiale ».
Parallèlement, la réapparition d’un nouveau racialisme soulève des questions troublantes, ravivant des notions de hiérarchie raciale. Les Blancs, accusés de jouir indûment de privilèges, seraient désormais désignés comme des opprimés par leurs propres maîtres, les Juifs, qui contrôleraient le pouvoir et seraient tenus responsables de tous les conflits qui empêchent l’humanité d’accéder à la paix. Les Noirs américains, les Africains et les musulmans se retrouvent ainsi victimes d’un impérialisme et d’un racisme qui les ont colonisés, réduits en esclavage et exterminés. La cause palestinienne, avec ses images poignantes d’enfants, de vieillards et de femmes sans défense abattus par les forces israéliennes, devient le modèle d’une lutte désespérée. Les victimes de la police américaine, comme George Floyd et française comme Adama Traoré, et les Palestiniens martyrisés par l’armée israélienne, deviennent les symboles d’une oppression universelle.
Diabolisation d’Israël : une constante historique
La diabolisation d’Israël s’inscrit dans une tradition bien établie, où les véritables génocidaires ont souvent eu recours à la fabrication de mythes pour justifier leurs actes. Des révolutionnaires de la Terreur aux Hutus du Rwanda, en passant par les communistes staliniens et les maoïstes, chaque groupe a cherché à projeter la culpabilité sur un ennemi désigné, souvent en manipulant les émotions collectives. Ces acteurs politiques exploitent la colère et l’injustice ressenties par les masses, offrant des promesses d’une époque où les privilèges seraient abolis, où un âge d’or émergerait pour les démunis. En conséquence, les « dominateurs » sont livrés à la vindicte populaire, et les peuples, angoissés par les crises et abandonnés par des dirigeants incompétents, abandonnent la voix de la raison au profit de nouvelles dictatures, de nouvelles prisons.
Cependant, la conquête du pouvoir ne suffit pas à épuiser les significations de cette diabolisation d’Israël et de l’Occident blanc. Le malaise actuel dans la relation à l’autorité peut éclairer certains des errements d’une partie de la jeunesse des pays occidentaux. Contrairement à un totalitarisme qui s’appuie sur une autorité absolue, la démocratie moderne révèle ses propres faiblesses. Dans une psychologie individuelle, l’enfant confronté à une figure paternelle omnipotente idéalise ce maître tout en se diabolisant lui-même, croyant qu’il ne pourra jamais atteindre ce niveau de perfection. En revanche, lorsque l’autorité présente des faiblesses, elle devient un exutoire pour les frustrations individuelles, et cette dynamique peut mener à une diabolisation de l’autorité elle-même.
La diabolisation des États-Unis a pris forme après la guerre du Vietnam, période durant laquelle les limites de la démocratie américaine ont été mises en lumière. De la même manière, la diabolisation d’Israël a débuté après 1967, lorsque l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan a exacerbé les tensions et les relations conflictuelles avec une population considérée comme occupée.
Une utopie de réconciliation générale
Le processus de diabolisation est complexe, tant dans les dynamiques individuelles que collectives. Il s’agit d’une stratégie courante dans les propagandes visant à décrédibiliser l’adversaire en le dépeignant comme monstrueux. Cette diabolisation a également des implications internes, entravant la lutte contre les doctrines asservissantes. Comment expliquer la diabolisation d’Israël par une partie de la gauche européenne, accompagnée d’une critique acerbe de la civilisation occidentale ? Une telle prise de position semble souvent dénuée de fondements politiques rationnels, et l’importance des émotions dans nos choix idéologiques est souvent sous-estimée.
Les blessures d’enfance peuvent engendrer des visions du monde, particulièrement lorsque ces perceptions sont partagées collectivement et renforcées par des campagnes de propagande. Des œuvres comme Le Ruban blanc de Haneke illustrent comment l’éducation autoritaire dans le monde germanique au début du XXe siècle a pu jouer un rôle dans l’émergence du nazisme. Les modes d’éducation, qu’ils soient communs à une époque ou à une classe sociale, forgent les destinées individuelles et collectives. Au Rwanda, j’ai été témoin des conséquences d’une culture d’obéissance aveugle à l’autorité, où la soumission à la figure parentale est inculquée dès l’enfance.
Il est difficile de saisir comment la diabolisation d’Israël s’opère chez des personnes qui ne se revendiquent pas antisémites, mais qui expriment pourtant leur compassion pour les victimes de la Shoah. Beaucoup d’enfants issus de milieux favorisés ont grandi avec un amour conditionnel, ce qui peut générer en eux une violence réactive face à des figures d’autorité perçues comme oppressives. Cette rébellion s’étend à des entités qu’ils jugent capables de les réduire en esclavage : les nations, les armées, les colonisateurs, les institutions religieuses. Leur quête d’un amour universel les conduit à soutenir les opprimés, parfois sans discernement. Ils aspirent à une utopie de réconciliation générale, désireux d’effacer les différences et les conflits.
Ainsi, une génération européenne se sent coupable de ne pas aimer, refoulant une haine projetée sur des figures parentales détestées, et refuse de reconnaître la violence qu’elle retourne contre des représentations du mal. Paradoxalement, cette génération, tout en jouissant de privilèges, trouve des justifications à la violence de ceux qu’elle considère comme des victimes. Elle rejette le racisme et la guerre, aspirant à un amour universel qui unirait tous les êtres humains, parfois sans voir les dangers sous-jacents, tels que le fanatisme radical ou la haine envers les Blancs et les Juifs. Son empathie se concentre sur les victimes de la Shoah, mais souvent elle ne reconnaît pas les souffrances des Israéliens, considérés comme des « colonisateurs » injustement établis sur une terre qui ne leur appartient pas. Cette quête de justice et de liberté conduit paradoxalement à rejoindre des mouvements véritablement antisémites, qui ne voient dans Israël qu’une incarnation du Juif éternel, dominateur et sanguinaire.
Une victimisation persistante
Du côté arabe, en revanche, il n’existe ni repentir ni culpabilité, mais plutôt une victimisation qui refuse toute forme de responsabilité collective. Les Allemands, après leur défaite en 1945, ont été contraints de quitter des terres ancestrales, laissant derrière eux maisons, fermes et infrastructures. Les Polonais ont remplacé les Allemands, et les Hindous et les musulmans d’Inde ont dû échanger des territoires. Les Grecs ont quitté l’Anatolie, mais les Arabes de 1948 continuent de revendiquer un retour vers des maisons qu’ils n’ont peut-être jamais connues. Malgré le fait que les véritables réfugiés soient nombreux dans le monde, ceux qui se désignent comme Palestiniens continuent de vivre dans des camps, soutenus par l’UNRWA. Pourquoi une telle disparité ? Peut-être parce que le monde arabo-musulman peine à accepter l’existence d’un État souverain pour des Juifs autrefois soumis.
Les Palestiniens contemporains sont nourris quotidiennement par le rêve d’un retour vers un Israël qu’ils jugent illégitime, vers des villages parfois inexistants, dans des villes bâties par des Juifs qui ont su s’imposer dans le monde moderne. Cette situation représente un gaspillage incommensurable d’énergie et d’opportunités pour une jeunesse arabe qui pourrait s’accommoder des avancées qu’apporte cet « ennemi » en matière de développement et d’intelligence, tout en jalousant sa liberté et son audace. Les check-points et le mur de séparation, issus des intifadas et du terrorisme, ne masquent pas le fait que les villes palestiniennes peuvent être plus prospères que de nombreuses localités égyptiennes ou maghrébines, sans parler de la situation déplorable du Yémen ou de la Syrie. Alors, la raison finira-t-elle un jour par remplacer ces passions collectives ? La haine cèdera-t-elle le pas à un intérêt partagé ? Les élites occidentales, en quête d’un monde meilleur, parviendront-elles à se défaire de leurs illusions nocives ? Nous pouvons nourrir cet espoir, tout en restant lucides face à l’évolution d’un monde en proie à des luttes de pouvoir entre nations et religions, et sous l’emprise d’élites occidentales qui, par un masochisme véritablement névrotique, semblent préparer la décadence et l’effacement de leurs propres peuples.