Ne leur parlez pas d’autre chose que de la traite transatlantique ! Les invités de vendredi de France inter Paulin Ismard et Léonora Miano sont bien trop occupés à remettre en cause l’universalisme des Lumières, et à accabler l’Occident et la société contemporaine moderne, laquelle serait selon eux encore marquée par ce phénomène historique. La France aurait singulièrement “mal métabolisé” cette part de son histoire, nous ont-ils appris.
Après avoir eu les honneurs de France Culture le 20 septembre, l’historien Paulin Ismard et l’écrivain Léonora Miano étaient les invités de Nicolas Demorand dans sa matinale de France Inter du 1er octobre afin de faire la promotion du livre intitulé Les Mondes de l’esclavage, une histoire comparée. Paulin Ismard le décrit comme « une histoire mondiale de l’esclavage » et, dans la préface du dit ouvrage, remercie chaleureusement Patrick Boucheron pour ses « remarques ». Par un tour de force incroyable, et malgré la promesse du titre de l’ouvrage promu, ni le journaliste ni ses deux invités ne sont parvenus à parler une seule fois des traites négrières intra-africaine et arabo-musulmane au cours de ces vingt minutes d’entretien radiophonique.
Au milieu de phrases comme « Tous les Français devraient se dire qu’ils ont eu des ancêtres esclaves » (sic), la traite transatlantique est restée le sujet presque exclusif de cette émission. Est rappelée, bien entendu, la loi Taubira qui « a permis d’évoquer ces sujets-là », dit Paulin Ismard. Ces sujets-là ou ce sujet-là ? La loi Taubira ne reconnaît en effet comme un crime contre l’humanité que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes ». En omettant d’inclure dans sa loi la traite arabo-musulmane débutée dès le VIIe siècle, Mme Taubira disait vouloir épargner « aux jeunes Arabes » le fait de porter « sur leur dos tout le poids de l’héritage des Arabes ». Point de ces tourments pour les jeunes Européens. Au nom de cette loi, un Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais avait demandé en 2005 que l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur de l’excellent Les traites négrières, soit « suspendu de ses fonctions universitaires pour révisionnisme », rien que ça. Mme Taubira s’était alors publiquement demandé si ce professeur d’université ne représentait pas un « vrai problème » en continuant d’enseigner « ses thèses » à ses étudiants. Gageons qu’elle lira avec délice l’ouvrage sus-nommé.
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« Le jeu des contrastes révèle une des spécificités majeures de l’esclavage colonial européen issu de la traite atlantique, qui tient au rôle joué en son sein par l’ordre de la race », écrit Paulin Ismard dans la préface de son livre. Nicolas Demorand synthétise : « La spécificité de l’esclavage européen serait la racialisation affichée ». Léonora Miano résume : « La notion de race et l’esclavage racialisé, c’est vraiment une production spécifique de la traite transatlantique. ». Ces affirmations sont tout simplement et entièrement fausses. Un peu d’histoire :
Passé le début des conquêtes arabes et de l’islamisation de l’Afrique du Nord (VIIe siècle), et parce que l’esclavage des Blancs et des Asiatiques diminue pour voir croître considérablement celui des Noirs considérés par les Arabes comme plus « serviles », des mots arabes correspondant à « esclave » deviennent généralement et péjorativement synonymes de « Noir ». Le voyageur arabe Ibn Jubayr, traversant une partie de l’Afrique pour se rendre en pèlerinage à la Mecque en 1184, note dans ses chroniques : « Cette tribu de Noirs est plus égarée que des bêtes et moins censée qu’elles. […] Bref, ce sont des gens sans moralité et ce n’est donc pas un péché que de leur souhaiter la malédiction divine. Et de les pourchasser jusque dans leurs villages pour en ramener des esclaves. » L’historien Ibn Khaldoun écrit au milieu du XIVe siècle : « Les seuls peuples à accepter l’esclavage sont les nègres, en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place étant plus proche du stade animal. » D’une manière générale, les Noirs d’Afrique subsaharienne devinrent rapidement des « êtres inférieurs » aux yeux des musulmans et leur couleur de peau fut associée à un déni d’Islam. Ainsi, Wahb Ibn Munabbih (musulman yéménite du VIIe siècle) sera un des premiers à reprendre une version déformée du mythe biblique de la malédiction de Cham (parce que Cham a vu Noé, son père, ivre et nu, ce dernier maudit Canaan, le fils de Cham, à devenir « l’esclave des esclaves de ses frères ») qui raconte que Cham, blanc d’origine, serait « devenu noir en signe de malédiction ». Les musulmans l’utiliseront souvent pour légitimer l’esclavage des Noirs en les désignant comme les « descendants de Cham ». Bref, les Arabes, bien avant les Européens, ont justifié et légitimé les razzias géantes et sanglantes fournissant enfants, femmes et hommes noirs aux pays fort demandeurs d’esclaves (Turquie, Égypte, Perse, Arabie, Tunisie, Maroc) en raison essentiellement de leur race supposée inférieure et de leur couleur de peau. « La notion de race et l’esclavage racialisé » ne sont donc pas une production spécifique de la traite transatlantique : « la traite négrière arabo-musulmane a été l’une des plus anciennes ouvertures vers la hiérarchisation des “races”. Convertis ou non, les Noirs y étaient toujours traités en inférieurs », écrit l’historien et anthropologue Tidiane N’Diaye dans son enquête historique Le génocide voilé.
« Le travail comparatiste, loin d’annuler les différences, met en lumière la singularité monstrueuse de la traite et de l’esclavage atlantique – la situation impériale et coloniale, l’ordre de la race – sont à l’évidence uniques », écrit pourtant Paulin Ismard. Si Tidiane N’Diaye n’atténue pas la monstruosité de la traite atlantique, il démontre que la traite arabo-musulmane est la seule à propos de laquelle on peut véritablement parler de génocide car, en plus des expéditions meurtrières, les esclavagistes arabes pratiquèrent une « extinction ethnique par castration massive » pratiquée pendant près de quatorze siècles. Aussi détestable qu’ait été la traite transatlantique, les esclavagistes du Nouveau Monde laissèrent les esclaves se reproduire, rappelle l’anthropologue franco-sénégalais, ce qui explique une très forte descendance des esclaves noirs en Amérique (le nombre des afro-américains passe de 750 000 en 1790 à 7 480 000 en 1890. N’Diaye estime à 70 millions le nombre des descendants d’esclaves de la traite transatlantique et à seulement 1 million celui des descendants d’esclaves de la traite arabo-musulmane) et, conséquemment, les nombreux témoignages permettant d’éclairer et de questionner l’histoire spécifique de cet esclavage.
Si, tout au long de cette émission sur Les Mondes de l’esclavage, nous entendons parler de l’esclavage chez les Grecs, les Romains, les Chinois, les Vikings, les Indiens et, bien sûr, de la traite transatlantique, je crois bien ne pas avoir entendu une seule fois l’expression « traite arabo-musulmane ». En revanche, il a été question « d’interpeller la prétention universaliste que nous estimons avoir héritée des Lumières » à l’aune de la traite atlantique ; et de reconsidérer « l’histoire du capitalisme, une fois reconnu le rôle qu’y a joué l’esclavage atlantique ». Quant aux exactions arabo-musulmanes en Afrique et à leurs conséquences sur l’histoire de ce continent, tant pour ce qui est de l’implantation guerrière de l’islam que pour le massacre des populations, nous ne savons toujours pas si cela doit amener les Africains à reconsidérer l’histoire de leur continent une fois reconnu le rôle qu’y a joué la traite arabo-musulmane, ou interpeller les musulmans sur la prétention universaliste qu’ils estiment avoir hérité des écrits coraniques et des hadiths du Prophète. Cela est d’autant plus regrettable qu’il est avéré aujourd’hui que les marchés d’esclaves noirs demeurent une malheureuse réalité dans certains pays islamisés d’Afrique, la Libye et la Mauritanie notamment, mais également partout où sévissent des mouvements djihadistes comme Boko Haram (Tchad, Cameroun, Nigéria).
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