Dans son nouveau livre, Les Héroïques, Paulina Dalmayer entremêle l’histoire de la Pologne et celle de sa narratrice Wanda, qui est sur le point de mourir. Un brillant aller-retour entre le passé et le présent.
Pourquoi la lecture des Héroïques de Paulina Dalmayer laisse-t-elle à ce point une sensation de joie, une joie assez paradoxale, alors que son sujet, au premier abord, est passablement noir ? Le roman raconte les deniers jours de Wanda, une Polonaise née en 1946 atteinte d’un cancer généralisé. Wanda a d’autant plus de mal à en ignorer l’issue fatale qu’elle est professeur de médecine : elle analyse, avec une rigueur presque amusée, les symptômes qui la conduisent à sa fin prochaine comme si sa propre mort avait un aspect intellectuellement satisfaisant, parce qu’elle est conforme à ce qu’en disent les livres de médecine. Pour Wanda, son agonie est d’abord une leçon de choses qui lui inspirent des images qui vont droit au but : « Mes métastases me tiennent en laisse, chaque jour plus courte. »
Double-jeu dans la Pologne communiste
Paulina Dalmayer se révèle un écrivain capable de mettre en scène des personnages qui ne se mentent pas à eux-mêmes, bien que dans la Pologne communiste, ils excellent dans l’art de mentir au système. Ces accommodements raisonnables avec le régime n’empêchent pas la lucidité. C’est ce décalage, plutôt que ce double-jeu, qui fait que Wanda et ceux qui l’entourent ou l’ont entourée semblent avoir un coup d’avance sur le temps, possédés par une sorte de folie précise et d’ironie grave. Son mari, Edward, autrefois journaliste dans la presse du Parti, est devenu un député européen social-libéral. C’est un séducteur charmant que ses infidélités passées n’empêchent pas d’entourer Wanda d’attentions, avec une complicité qui est l’apanage des vieux couples qui ont toujours préféré la camaraderie amoureuse aux ravages de la passion.
Une histoire tragique mais pas sombre
C’est aussi cette distance polie avec l’existence, les sentiments, les idéologies, qui permet à Wanda d’entremêler, sur un ton presque allègre, son histoire et celle, pour le moins tragique, de la Pologne. Elle le fait par d’incessants allers-retours entre le présent et le passé, par des coq-à-l’âne qui sont le vrai mode d’apparition des souvenirs, et non dans une artificielle chronologie : si on dit qu’au moment de mourir, l’existence tout entière repasse comme un film, Paulina Dalmayer montre bien que ce film n’a pas le temps de passer au montage.
Deux destins liés
Wanda et Edward ont été des baby-boomers à la sauce polonaise pratiquant la contre-culture pour mieux respirer dans une société étriquée. Il est question du Théâtre-Laboratoire de Grotowski, où Wanda joue le temps de finir ses études de pédiatrie, aussi bien que des Rolling Stones. Wanda, elle venait de loin. Elle s’en veut de consulter un vieux carton de photos qui racontent la Pologne de ses parents, celle des années 1950, la famille aisée, originaire de Lvov, ville qui a appartenu à tous les États de la région, le déclassement imposé à ses parents dans une usine à betteraves mais aussi, plus tard, sa liaison avec Karl, un de ses étudiants et puis ses propres enfants, surtout la fantasque et tragique Gabriela qui vit désormais en France. Au bout du compte, une seule question tourmente encore Wanda : les formalités pour mourir sont-elles plus compliquées que pour aller en Inde ? À moins qu’il ne s’agisse du même voyage…
Histoire d’une femme qui est certaine de mourir, histoire d’un pays qui n’a jamais été certain de sa propre existence, Les Héroïques révèle aussi, avec Paulina Dalmayer, un grand écrivain polonais de langue française.
Paulina Dalmayer, Les Héroïques, Grasset, 2021.