Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans le destin de Jacques Brenner (1922-2001). D’abord parce que notre homme, de son vivant, avait accepté presque naturellement la place dévolue aux seconds rôles et ensuite parce qu’il est désormais impossible ou presque de trouver ses romans. Une seule exception : les bouquinistes, qui sont les derniers endroits fréquentables des néo-villes avec les ultimes bistrots de quartier. Il est encore plus difficile, également, de trouver Mon histoire de la littérature contemporaine, parue en 1987 chez Grasset, où Brenner a commis une erreur impardonnable pour un écrivain : s’intéresser à ses pairs et écrire des choses pertinentes sur eux. C’est qu’à force de parler des autres, les autres oublient de parler de vous.
Les éditions Fayard ont bien édité en cinq volumes publiés après sa mort son monumental Journal, mais il ne semble guère avoir intéressé que quelques amateurs un peu fétichistes dont votre serviteur. On y apprenait pourtant des choses bien intéressantes sur les dessous de la République des Lettres. Il y avait même quelque chose d’un Saint-Simon de Saint Germain des Prés chez cet homme qui vivait seul avec son chien et sa pipe tout en occupant un poste d’apparatchik aux éditions Grasset, d’où il s’apercevait à quel point la vie littéraire se résumait le plus souvent à des intrigues peu ragoûtantes autour des grands prix littéraires. Il n’était pourtant pas dépourvu d’un certain pouvoir puisqu’il fut membre du jury Renaudot, de celui des Deux-Magots et du prix Jacques Chardonne. En 1995, il fut même couronné par le Grand Prix de l’Académie Française. Il n’empêche que dans son Journal, il apparaît comme un homme bien triste. Son homosexualité n’était pas refoulée mais pas flamboyante non plus. Encore une fois, il y avait chez lui quelque chose de trop discret pour espérer, à défaut de la gloire, une certaine notoriété.
Ses romans ne manquent pourtant pas de charme, un charme daté sans doute, mais qui restitue avec élégance et précision, dans un français du monde d’avant, ce qui a pu faire la psychologie d’une époque, et aussi, surtout, une foultitude de « petits faits vrais » aurait dit Stendhal. Ceux-ci donnent à ses récits une valeur documentaire presque involontaire comme dans ces films des années 50, 60 ou 70 où l’on se prend à rêvasser, en oubliant un peu l’intrigue, sur la coiffure des femmes, la marque des voitures, les enseignes des magasins, bref tout ce qui nous apparaît comme les débris surnageant d’une Atlantide à jamais engloutie.
C’est le cas avec Une femme d’aujourd’hui, paru en 1966 chez Albin Michel. Brenner s’y livre à un exercice très français qui nous vient en ligne directe du Grand Siècle : le portrait. Dans ce roman, un narrateur qui est sans doute Brenner lui-même, joue comme par hasard un rôle très passif, celui du témoin ou du confident. « La femme d’aujourd’hui » dont il est question, si elle vit encore, est devenue notre grand-mère ou notre arrière-grand-mère, c’est-à-dire une femme du passé. Mais rien n’est plus intéressant, pour nous, de savoir à quoi ressemblait aujourd’hui quand aujourd’hui est devenu hier.
Le roman commence à Rouen en 1945. Le narrateur, encore mobilisé et « secrétaire au bureau de justice militaire » a beaucoup de temps, apparemment. Il rencontre Agnès Duran chez des amis. Agnès est professeur d’Histoire au Lycée Jeanne d’Arc. Elle est issue d’une grande famille nantaise de la chaussure. A presque rien, elle se serait retrouvée collègue de Simone de Beauvoir dont elle lit, sans passion excessive, L’invitée. Dans la bande de jeunes gens composée pour l’essentiel d’étudiants en droit et de professeurs débutants, on parle parfois de la guerre qui vient de se terminer, on évoque la Résistance mais pour l’ensemble on affecte une attitude plutôt dégagée. Agnès semble au narrateur plutôt « jolie ». Une jeune femme jolie, en 1945, a « de grands yeux, un petit nez, des lèvres peut-être un peu trop peintes. » C’est un premier indice, au moins pour le narrateur qui est un grand timide. Lui n’est pas vraiment d’aujourd’hui, d’ailleurs, comme en témoigne ce dialogue avec un proche d’Agnès : « -Tu lui connais beaucoup d’amants ? demandai-je à Yves Leclère -Tu emploies des mots si démodés qu’ils en sont comiques. » Agnès Duran, le narrateur va s’en faire une amie. Une amie c’est une fille avec qui on ne couche pas mais avec qui on s’aperçoit ensemble que « nous paraissons toujours plus gais que nous ne le sommes ». C’est finalement plus important. C’est sans doute une des clés du roman, ou en tout cas la morale qu’en tire Brenner. La liberté, c’est une nuance de la mélancolie. Elle n’exige pas de grandes plaintes ou de grands discours, simplement la politesse du sourire et quelques décisions graves qu’on prend légèrement, comme refuser le mariage.
Agnès est une féministe qui aime les hommes, elle a des aventures, elle a un peu rompu avec sa famille, elle est perdue de vue puis retrouvée huit ans plus tard à Venise, par hasard, à la terrasse du Florian où elle est en train de quitter un jeune homme furieux qui se révèle être un de ses élèves. Du coup, l’occasion faisant la larronne, elle part avec les amis du narrateur qui vont traverser la Yougoslavie pour aller en Grèce, dans l’improvisation la plus totale. On s’aperçoit qu’il était finalement plus simple, en 1953, d’attendre un peu un visa dans un consulat entre deux concerts en plein air que de commander des billets sur Internet au temps de la monnaie unique. C’est la partie la plus plaisante du livre. Trois garçons et une fille à bord d’une Traction dans une Europe sans autoroute où l’on passe de chambres chez l’habitant, sans électricité ni eau courante, à des palaces décatis avec des portraits de Tito contemplant la poussière d’une Mitteleuropa défunte. Nos voyageurs sans Routard ne pourront pas passer en Grèce, mais qu’importe, à vingt-cinq ans, l’été est le même partout.
Encore quelques années plus tard, le narrateur retrouvera Agnès. Il lui laissera la parole. Notons, au passage, que Brenner sait très bien faire parler les femmes. Elle éclairera quelques mystères : oui, par exemple, elle avait bien eu une aventure avec ce petit pêcheur de Split. Mais ils étaient si jeunes, alors. A la fin, Agnès se mariera, là aussi avec un garçon plus jeune. Elle vivra dans une grande maison d’Aix-en-Provence, elle semblera heureuse, ou au moins sereine. Nous comprenons alors qu’Une femme d’aujourd’hui ne présente pas une vision de la liberté aussi démodée qu’on aurait pu le croire puisque Brenner la définit, avec son héroïne, comme une acceptation païenne du temps qui passe, acceptation légèrement épicée par une nostalgie qu’on ne confond jamais avec le regret ou le remords.
Une femme d’aujourd’hui de Jacques Brenner (Albin Michel, 1966, 1 euro chez Boulinier, Paris)
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