L’hypostase toujours menace la pensée et rien, sinon la raison elle-même, ne nous en prémunit. Prendre ses idées pour la réalité, le relatif pour l’absolu ou l’historique pour l’immuable : Marx en faisait déjà le grief à Feuerbach lorsqu’il critiquait, en 1845, son Essence du christianisme. Le problème est que l’hypostase hante toujours la gauche française et que le phénomène ne date pas d’hier : il y a cinquante ans, lorsqu’il publiait L’Opium des intellectuels, Raymond Aron dénonçait déjà cette gauche qui, s’affranchissant des déterminations historiques, s’érigeait en un mouvement quasi-messianique, éternel défendeur du Juste, du Vrai et du Bien.
Être de gauche, lorsqu’on est de gauche, c’est se situer toujours du côté moral du manche. En 1998, Lionel Jospin a donné une parfaite illustration de cette conception en proclamant à l’Assemblée nationale que la gauche avait été « dreyfusarde et anti-esclavagiste », contrairement à la droite évidemment. Camarade, choisis ton camp ! Longtemps occupé à faire le pitre chez Trotski, l’ancien premier ministre a certainement séché des cours d’histoire : il se serait aperçu que Pierre Laval avait fait toute sa carrière depuis 1905 en s’acquittant consciencieusement de ses cotisations à la SFIO. Pas à gauche, la SFIO ?
[access capability= »lire_inedits »]L’histoire n’est jamais simple, les idées le sont toujours. Voilà le hiatus : non seulement la gauche se prend pour une idée, mais elle prend l’idée qu’elle se fait d’elle-même pour une réalité absolue. Or, l’existence de la gauche, comme celle de la droite, n’est pas ontologique : elle est historique. La bipolarisation n’est pas une condition sine qua non du politique : l’humanité a, jusqu’à présent, passé le plus clair de son temps à gérer ses affaires sans se poser la question de la droite ou de la gauche. Peut-être a-t-on commencé à distinguer l’une de l’autre au moment de la Révolution française, lorsque les partisans du droit de veto royal se sont rangés à main droite du président de la Constituante tandis que ses opposants se regroupaient à gauche. Encore l’a-t-on échappé belle puisque, si l’on s’en était tenu à la distinction entre la Gironde et la Montagne, la gauche s’appellerait aujourd’hui la « haute » et la droite serait en dessous de tout, dans la « plaine » ou le « marais ». Le fait est qu’en France, ce sont les XIXe et XXe siècles, sous le mouvement conjoint de la Sociale et du communisme, qui ont vu la classe politique se répartir en deux hémisphères. Seulement, la ligne de démarcation entre gauche et droite semble aujourd’hui plus floue que jamais.
Le dernier gouvernement socialiste en France, celui de Lionel Jospin, a deux fois plus privatisé que Jacques Chirac dans ses plus belles années reaganiennes… Quant aux choix de société, ceux qui, paraît-il, restent pour faire la différence, les marges de manœuvre sont tellement réduites qu’ils ne pèsent pas bien lourd pour séparer la gauche de la droite.
Que reste-t-il donc ? Une appartenance presque héréditaire, sur le modèle clanique autrichien : père de gauche, fils de gauche. Des valeurs, peut-être, dont il reste à démontrer qu’elles représentent un véritable clivage dans l’électorat. Des références aussi : un élu socialiste sera plus enclin à citer Blum, tandis qu’un élu UMP inclinera naturellement vers de Gaulle. Et s’il est vraiment sarkozyste, il citera les deux, si possible dans la même phrase, étant bien entendu que le général de Gaulle disait, en décembre 1965 : « La France, c’est tous les Français… C’est pas la gauche, la France… C’est pas la droite, la France… »
L’appartenance, les valeurs, les références. Et puis il y a Martine Aubry qui, dans sa tribune publiée par Le Monde, le 28 août, balaie d’un revers de la main la crise interne que traverse le Parti socialiste pour s’attaquer à la crise, la vraie, celle que connaît notre civilisation. Le Parti est confronté aux mêmes affres que celles du RPR après la défaite de Chirac en 1988 (primaires, rénovateurs, repli sur les bastions locaux, juppéistes droits dans leurs bottes) et la première secrétaire navigue à vue dans le Ciel des idées, sans jamais regarder autour d’elle. Peut-être y rencontrera-t-elle l’idée de la Gauche… Peut-être pas.[/access]
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